Comment comprendre et expliquer les migrations d’individus d’un pays à un autre ? Combien de temps les migrants restent-ils dans le pays d’accueil avant de retourner dans leurs pays d’origine ou d’émigrer vers de nouveaux horizons ? Dans quels cas sont-ils amenés à séjourner dans un pays étranger le restant de leur vie ?
 
Ces questions mettent l’éclairage sur les raisons et les motivations des migrants, éléments qui sont bien trop souvent relégués au second plan dans les débats politiques et médiatiques contemporains. En effet, les discours politiques et journalistiques s’appuient régulièrement sur les seules approches statistiques (démographie, emploi, etc.) pour justifier la nécessité soit d’ouvrir davantage les frontières du pays d’accueil, soit au contraire de restreindre, voire d’interrompre, les flux d’entrants.
 
Depuis longtemps la sociologie fournit et affine les grilles de lecture des phénomènes migratoires. Elle distingue classiquement les échelles « micro » et « macro » pour analyser les motivations des migrants. Ces échelles sont en fait liées : les intentions individuelles des migrants et leurs motivations de mobilité internationale (échelle micro) dépendent de l’état de l’économie et/ou de la situation politique du pays d’origine, mais aussi du pays d’accueil (échelle macro). Néanmoins, les raisons de migrer et de rester ou non dans le pays d’accueil peuvent aussi être influencées par un autre élément : l’entourage personnel du migrant et plus particulièrement ses réseaux personnels. Les réseaux personnels sont constitués par des personnes avec lesquelles chacun entretient des relations suivies, qu’il s’agisse de liens faibles (collègues, voisins, simples connaissances, etc.) ou forts car soutenus et fréquents (famille, amis très proches).
 
C’est en tout cas l’importance de ces réseaux que montre Renata Hosnedlová en analysant les migrations des Ukrainiens vers Madrid, groupe de migrants sur lequel les chercheurs, surtout en Espagne, ont jusqu’ici peu travaillé.
Reconfigurations spatiales et temporelles des réseaux personnels et du projet migratoire dans un contexte d’incertitude : le cas des Ukrainiens en Espagne
 
Cet article est mis en ligne conjointement par https://sms.hypotheses.org  et   https://www.clionautes.org dans le cadre d’un partenariat de co-publication.

Les Ukrainiens à Madrid

Les flux migratoires ukrainiens vers Madrid ont commencé dans les années 1990, après la dislocation de l’URSS. Depuis plus de quinze ans, l’Espagne est une des principales destinations des Ukrainiens après l’Italie, la République Tchèque et l’Allemagne. Ils constituent la communauté de migrants la plus importante provenant d’Europe de l’Est (près de 90 000 étaient enregistrés comme résidents en Espagne en 2014).
 
Cependant, ce groupe n’a pas été choisi seulement pour sa taille. Il a aussi et surtout été retenu pour ses spécificités (âge atypique, regroupement familial fréquent, taux élevé de situations illégales, origines territoriales diverses au sein de l’Ukraine) qui ont soulevé de nombreuses questions sur leur projet migratoire et ont été primordiales pour l’étude des réseaux sociaux dans lesquels ils étaient impliqués.
 
On notera enfin que ces migrations se sont déroulées dans un contexte d’incertitude géopolitique (éclatement de l’URSS) et surtout économique. En effet, le contexte économique de l’Espagne lors de l’étude est atypique, dans la mesure où, dès 2008, le pays subit de plein fouet la crise économique avec des effets dévastateurs, notamment dans la construction. Or les hommes ukrainiens migrants cherchent avant tout à travailler dans ce secteur. Ils se heurtent alors à de sérieuses difficultés d’embauche car les emplois dans ce secteur sont passés de 60 % à 18 % entre 2007 et 2011.
 
Pour sa part, l’Ukraine est frappée à la fois par la crise économique et par un long conflit armé avec son voisin, la Russie.
CC Pixabay raphaelsilva
Une approche novatrice
Les travaux classiques portant sur les migrations focalisent leurs analyses sur les deux courants sociologiques du déterminisme et de l’individualisme. Renata Hosnedlová adopte une autre focale pour étudier ce fait social. Elle réinvestit la notion d’« <em>intégration</em> » du sociologue américain Mark Granovetter qui montre que l’acclimatation du migrant à un nouveau milieu se réalise en fonction de son entourage personnel qui lui apporte des ressources. De ce fait, l’analyse n’est pas exclusivement centrée sur la situation des pays d’accueil et d’origine ainsi que sur les motivations individuelles. Elle articule ces deux éléments tout en s’intéressant à un processus dynamique aux dimensions relationnelles, temporelles et spatiales : l’influence des réseaux personnels des migrants, autrement dit les relations les plus intenses et fréquentes que chacun d’eux entretien avec d’autres personnes.
 
Cette approche prend nécessairement en compte le « projet migratoire». Car selon l’auteur « <em>toutes les actions migratoires (émigration, retour au pays d’origine), ré-émigration, etc., même celles qui nous semblent les plus spontanées et improvisées, comportent une période de réflexion sur les motivations, les attentes, ainsi qu’une préparation, le tout ayant une durée plus ou moins longue. Par ailleurs, les objectifs des migrants peuvent se redéfinir, au moins partiellement, lors de l’installation, puis du séjour dans le pays d’accueil.
CC Pixabay OpenClipart-Vectors
 
En outre, cette manière de voir induit un protocole méthodologique particulier. Les travaux traitant de l’intégration souffrent souvent d’un manque de clarté en sociologie, dans la mesure où cette notion peut recouvrir un spectre large : en effet, elle peut comprendre aussi bien l’insertion sur le marché du travail et la solidarité sociale que le sentiment d’appartenance à une communauté locale et les questions portant sur le bien-être en société. L’enjeu est justement, comme le précise Mark Granovetter, de construire un cadre méthodologique avec des variables suffisamment précises pour analyser l’intégration des migrants et leurs souhaits de rester ou de partir, à terme, du pays d’accueil.
Un cadre méthodologique rigoureux
La notion d’intégration est difficile à analyser et les outils ne sont pas nombreux. Un des enjeux de l’étude était donc de contourner cette difficulté en construisant un cadre méthodologique rigoureux.
 
Trois hypothèses ont été posées pour expliquer les intentions de rester ou non en Espagne. La première était de considérer le degré d’intégration relationnelle dans le pays d’accueil comme facteur explicatif (à travers le nombre de relations de l’enquêté, ses amis proches et les membres de sa famille résidant en Espagne). La seconde concernait le degré d’intégration relationnelle dans le pays d’origine en prenant en compte les mêmes types de relation. La dernière était la position occupée dans le réseau personnel. Cette hypothèse mesure la capacité de l’individu à prendre contact avec ses relations pour bénéficier des ressources, sans passer par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre. La mesure de l’impact de ces trois variables sur les intentions des migrants s’effectuait sur deux échelles temporelles : une de cinq ans, l’autre de quinze ans.
 
Pour mesurer ces trois dimensions de l’intégration et observer la force et l’influence de chacune sur le désir de partir ou de rester, Renata Hosnedlová a d’abord eu recours aux méthodes qualitatives, à partir d’un échantillon de 55 Ukrainiens. La première partie de son guide d’entretien portait sur des questions relatives aux stratégies, aux intentions, aux décisions des acteurs, aux choix de migration en Espagne et à leur volonté de rester ou de partir. La seconde s’appuyait sur la méthode du générateur de nom (questions visant à faire dire des noms de relations côtoyées par l’enquêté) : les questions portaient alors sur les relations amicales, familiales, et les autres contacts présents en Espagne et en Ukraine.
 
Une fois les entretiens réalisés et analysés, la chercheure est passée à une analyse quantitative en utilisant https://fr.wikipedia.org/wiki/Approche_PLS, outil statistique mesurant la fiabilité des hypothèses de départ avec les résultats obtenus.
Quelques résultats
 Les principaux résultats de l’étude vont à l’encontre de certaines idées reçues. Ils permettent d’abord de conclure que l’installation dans le pays d’accueil et l’intention de le quitter sont des processus complexes et multidimensionnels, loin des clichés simplistes propagés par de nombreux débats politico-médiatiques.
 

Ils montrent ensuite que le retour en Ukraine est plus important que ce que l’on pouvait imaginer. Cependant il s’opère en fonction du temps : sur l’ensemble des enquêtés, le retour au bout de 5 ans est de 16 %, mais il est égal à 31 % après 15 ans de séjour. Ce phénomène s’explique essentiellement par le fait que les Ukrainiens ayant eu des enfants

en Espagne manifestent davantage l’intention de quitter le pays d’accueil sur le long terme afin de faciliter l’éducation de leurs enfants. De plus, la norme familiale ukrainienne est particulière dans le sens où les enfants, devenus adultes, ne se sentent pas obligés de suivre leurs parents. De sorte que les parents peuvent être amenés à rentrer en Ukraine, tandis que leurs enfants restent en Espagne.

 
Ils montrent enfin, d’une part, que les migrants sont pris dans des configurations sociales, politiques, familiales ainsi que dans des réseaux personnels qui influencent l’intention de rester dans le pays d’accueil ou d’en partir, quitte à y revenir plus tard. Et d’autre part, que l’intégration dans le pays d’accueil est un élément significatif de cette décision.
 
CC Patrick Mignard pour Mondes Sociaux
 
Crédits image à la Une : CC ImageCreator Nick Youngson et crédits image d’entrée : CC Wikimedia Commons Thadius856