Cet atelier est réalisé par Danièle Cotinat, IA-IPR histoire et géographie de l’Académie de Versailles, Véronique Grandpierre, IA-IPR histoire et géographie de l’Académie de Paris et Claude Robinot, professeur formateur dans l’Académie de Versailles.
Mme Grandpierre commence par une étude des représentations du paysan et de l’agriculture dans l’Antiquité. Le paysan est à la fois celui qui habite le pays et celui qui travaille la terre. Contrairement aux idées reçues, l’agriculture ne naît pas entre le Nil, le Tigre et l’Euphrate. Le croissant fertile est localisé « là où le grain pousse de lui-même », c’est-à-dire plus au nord, au pied du Taurus, sur les contreforts des monts Zagros : la Mésopotamie est au sud du croissant fertile.
Les représentations (bas reliefs, maquettes, tablettes, sceaux cylindres) montrent des pays de sédentaires – vallée de l’Oronte, du Nil -, témoignent des méthodes de l’irrigation grâce à des shadoufs, des réservoirs, des canaux, des barrages, dès le VIIème siècle avant notre ère. D’énormes canaux transportent les cultures dans des bateaux. Les maisons sont en briques crues, permettant la régulation thermique. Au sud de la Mésopotamie, les maisons sont différentes. La vie des paysans a peu changé : le blé permet de faire du pain, le grain et l’eau de la bière. Ces produits transformés sont des marqueurs de la civilisation. La déesse Nisaba à Sumer, la déesse de l’agriculture, est associée à l’écriture : la femme civilise, elle éduque les enfants, écrit et est associée aux récoltes. On retrouve cette idée dans de nombreuses représentations, par exemple la « semeuse » sur les monnaies, les timbres, le logo de Larousse. Une tablette représentant le zodiaque montre le lion suivi d’une figure appelée le Sillon, une déesse qui ressemble à la Vierge. Elle plante le blé, symbolisant la vie, alors que la mort est symbolisée par une faux qui coupe le blé. Dans un autre mythe bien connu, Dalila en coupant les cheveux de Samson, coupe sa force qui décline et renaît. Le symbole de l’abondance est le même que celui de l’agriculture, de l’élevage, de la force et l’association agriculture-élevage – le pain et le lait, le labourage et le pâturage – marque la prospérité.
Mme Cotinat explique deux regards portés sur le monde paysan. Le premier provient des Très Riches Heures du duc de Berry. Cette œuvre est attribuée aux trois frères Limbourg de Nimègue, spécialisés dans les miniatures au XVème siècle, même s’ils n’ont pas réalisé la totalité de cet ouvrage dont la conception s’étale sur quatre-vingt ans. Ces représentations sont novatrices sur le plan artistique, c’est la première fois qu’une illustration est réalisée pleine-page, on y trouve de la perspective (différente de celle des Italiens) et c’est aussi la première fois qu’on représente la nuit noire. Un calendrier évoque les saisons et la liturgie qui y est liée. Ces scènes sont réputées réalistes, en fait non. Deux mondes sont représentés, en haut et en bas de chaque illustration. Au premier plan, la scène paysanne et à l’arrière-plan, le château. Le Duc de Berry, frère de Charles V, très riche, possède treize châteaux qui sont représentés sur les miniatures. Il est le commanditaire et l’artiste n’est pas libre, il y a un cahier des charges à respecter. Le Duc de Berry est un énorme collectionneur, à la tête de cent cinquante livres d’heures. Ce livre d’heure – les Très Riches Heures du duc de Berry – ne peut quitter le château de Chantilly, par règle écrite. L’étude se porte plus précisément sur le mois de février, représentant une haie magnifique, louant le travail des paysans. Aucune peine au travail n’est montrée. Des paysans sont au repos, se chauffant au coin du feu. La paysanne porte une robe bleue, est d’une élégance brutale. On voit l’appareil génital des hommes, comme des animaux : le paysan est donc assimilé à une bête sauvage, tout comme dans la littérature. Le mot « paysan » apparaît au XIIIème siècle, avant on parle de « vilain ». Le paysan est en général un faire-valoir, il est ridiculisé, c’est un benêt, un cocu. Mais le paysan a aussi un côté évangélique, proche de la nature, de Dieu, de la sainteté : dans la miniature du mois de février, des petits oiseaux picorent, symboles de la Providence.
Le deuxième regard s’appuie sur Le Repas des paysans de Le Nain. Ce n’est pas une scène de genre, à cause du format du tableau qui correspond plus à une peinture d’histoire ou des portraits de roi. Un intérieur paysan est représenté, avec des cheminées, une fenêtre avec des vitres et un lit à baldaquin, une table avec une nappe, du pain, du vin, un couteau, un verre qui témoignent de la richesse de cette famille. Trois paysans, une femme, trois enfants et un chien sont les personnages de ce tableau. Au centre, l’homme est le maître ou le propriétaire qui vient de signer le contrat avec le laboureur et le métayer. L’artiste témoigne ainsi de la hiérarchie paysanne du début du XVIIème siècle. Cet homme nous tend le verre dans lequel la couleur rouge est bien visible. L’homme le plus pauvre a l’air triste, c’est le seul dans ce cas. Le centre du tableau est occupé par le pain. L’hiver 1542 a été terrible, multipliant les pauvres et les errants, au point qu’on réfléchit à leur enfermement, édictant des lois pour les mettre à l’écart, ce qui pousse Michel de l’Hospital à réagir. Les frères Le Nain habitent le quartier Saint-Germain qui est alors un faubourg. La jurande de Paris n’a pas d’influence dans ce lieu et les artistes s’y installent car ils n’y payent pas d’impôts sur la production artistique. Les frères Le Nain viennent de Laon, sont catholiques et fréquentent le père Olier à Saint-Germain, qui défend les pauvres. Ainsi s’éclaire la signification de ce tableau : le pain, au centre, et le vin symbolisent la charité de l’Eglise catholique, c’est une scène d’eucharistie. Cette œuvre est détestée depuis la fin du XVIIème siècle. Le docteur La Caze l’achète, il est le premier à faire un don au musée du Louvre. Il est redécouvert au XIXème siècle et inspire Les Cribleuses de Courbet par exemple.
M. Robinot travaille sur les images télévisées, les reportages, la fiction. Ce ne sont jamais les paysans eux-mêmes qui parlent, d’autres parlent toujours pour eux. Il existe une typologie des regards pour les producteurs et les consommateurs, qui ne sont jamais les paysans : c’est un monde en déclin ou bien à la pointe du progrès car ils nourrissent le monde.
Les syndicats agricoles sont des producteurs d’images, une image toujours instrumentalisée, ainsi que le montre un documentaire de Nick Fraser diffusé sur Arte « Joyeuse PAC ». Devant des champs, le commentaire évoque un « paysage de nature » alors qu’en fait c’est un paysage commercial, non subventionné, qui montre une agriculture industrielle au Danemark, un paysage d’élevage porcin. Une autre séquence, dans les Midlands, montre un paysage d’arbres, de haies, qui semble totalement naturel, alors que, totalement subventionné, c’est un paysage fabriqué pour les citadins. Claude Robinot s’appuie ensuite sur un reportage évoquant les paysans au journal télévisé. On suit le travail d’une agricultrice, Christiane Lambert, à la tête d’un élevage de cochons. Or ce reportage n’est pas neutre car à l’époque, Mme Lambert est la présidente du CNJA. Ce sont toujours des responsables agricoles ou de filières agricoles qui sont mis en scène pour le grand public, ils sont montrés « en paysan » et jamais dans leur fonction politique. Puis Claude Robinot s’appuie sur un film de R. Depardon, Profils paysans, qui date de la fin des années 1990 et prend son temps pour filmer la nostalgie de son enfance mais avec un parti pris puisqu’il montre des paysans à problèmes – alors que tous les paysans ne connaissent pas de difficultés-. Dans deux films – Farrebique en 1946 et Biquefarre en 1983, Louis Rouquier filme sa propre famille : de manière très réaliste en 1946 – Rouquier filme le monde paysan sous Pétain-, en mettant l’accent sur la modernité dans l’agriculture dans le second film. C’est une vision apaisée de l’agriculture avec tous les outils modernes et un usage très intéressant de la musique, une ritournelle appuyant l’image quasi-éternelle de la campagne.
En conclusion, on voit que perdure une image manichéenne du monde rural.