Table-ronde introductive. Modérateur : Olivier Grenouilleau, directeur de recherches à l’université Paris IV, Paris-Sorbonne, inspecteur à l’IGEN.
Intervenants : Dominique Avon, professeur d’histoire contemporaine à l’université du Maine ; Gérald Chaix, président du conseil de direction de l’Institut Européen en Sciences des Religions (ISER) ; Sonia Fellous, chargée de recherches au CNRS, spécialiste de l’iconographie du judaïsme ancien ; Claude Prudhomme, spécialiste d’histoire religieuse contemporaine et professeur d’histoire contemporaine à l’université Lumière Lyon 2.
Nul n’ignore l’importance des images dans les trois religions monothéistes, que celles-ci les acceptent ou, au contraire, les rejettent. Cette table-ronde introductive avait justement pour but d’interroger l’attitude de chacune des trois religions dans son rapport à l’image et ceci dans une perspective comparatiste, (même si bien évidemment, il faut tenir compte des décalages chronologiques) mais aussi diachronique et géographique, afin de montrer les évolutions et les adaptations, selon les temps et selon les espaces civilisationnels.
Olivier Grenouilleau en tant que modérateur expose les questions de fond, objet de la conférence, et propose d’aborder la table-ronde autour de trois axes.
Olivier Grenouilleau rappelle en préambule que si l’image est une représentation visuelle, on ne peut la dissocier de la représentation mentale qui l’accompagne ou la structure.
En quoi les images ont-elles servi la diffusion du message religieux ou au contraire ont-elles pu la brouiller quand elles ont été l’objet de controverses ? Quels ont été les thèmes les plus souvent représentés et y a-t-il eu des évolutions ? Comment cerner les héritages, les permanences, les ruptures, les recompositions, peut-être également les influences ?
Pour aborder un sujet aussi vaste en une heure et demie, la table-ronde va s’articuler autour de trois thèmes : la question de la légitimité de l’image dans chacune des trois religions, l’évolution dans le temps des positionnements originels et les controverses doctrinales qui en sont parfois la conséquence; les pratiques plus intimes, domestiques des fidèles et leur variabilité selon l’évolution des sociétés.
La question de la légitimité de l’image dans les trois religions
Cette question, bien entendu, se pose dès le début, quelle que soit la religion envisagée. Dans les trois monothéismes, il s’agit de lutter contre l’idolâtrie et d’empêcher le fidèle de se détourner du vrai sens religieux. Mais, comme les intervenants vont le montrer successivement, les normes dans ce domaine vont s’élaborer très progressivement.
Pour Sonia Fellous, les choses paraissent on ne peut plus claire dans le judaïsme et la Bible. Non seulement, on ne peut représenter Dieu, mais également tout ce qui est vivant. Dans l’Exode 20 : 4, on peut lire : « Tu ne te feras point d’image taillée, de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. » La religion juive, première religion monothéiste, ou au moins monolâtre à ses débuts doit s’affirmer en se démarquant des nombreux autres cultes polythéistes. Mais le judaïsme n’est pas né comme un tout structuré par la parole de Moïse, il se constitue progressivement en créant des normes au cours des siècles. Et le judaïsme rabbinique et synagogal qui se constitue à partir de IIe siècle consent à admettre des images en arguant du fait que l’on ne peut imposer des règles au peuple que celui-ci n’est pas en mesure de supporter. C’est ainsi que les synagogues s’ornent de fresques ou de mosaïques inspirées de la Bible ou des commentaires rabbiniques. Parmi les plus célèbres, on peut citer celle de Doura Europos dans la province romaine de Syrie (IIIe siècle) ou celle de Beth Alpha dans l’Empire byzantin (Ve siècle). Apparaissent aussi sur des mosaïques notamment, des représentations, non pas de Dieu, mais de sa présence, de son pouvoir : le Temple, le chandelier à 7 branches… Dans ces régions fortement influencées par les modèles graphiques gréco-romains, les Juifs ont donc intégré certains modèles culturels. Comme plus tard les Juifs vivant en terre chrétienne ou d’islam qui s’adapteront aux normes des sociétés dominantes.
Christophe Prudhomme évoque ensuite les débuts l’Église chrétienne qui se constitue progressivement au IIe / IVe siècle en se dégageant et donc en se démarquant du judaïsme. Il apporte dans son intervention trois éléments de réflexion. A priori, la représentation de Dieu est plus facile, puisqu’on peut représenter le Christ, Dieu fait Homme, Dieu incarné. Se pose quand même assez vite la question de la représentation du pouvoir de l’Empereur et de celle de Dieu, les deux ayant, si l’on peut dire, « cause liée ». On pensera à la titulature « Dominus Noster » (Notre seigneur) inscrite sur les monnaies impériales. Christophe Prudhomme rappelle enfin le rôle clé du clergé, tant au sein de l’Église que de la société et l’importance capitale dans l’élaboration de la doctrine chrétienne des théologiens. Ce fait prendre tout son sens à la crise iconoclaste du VIIIe siècle dans l’Empire byzantin et de ses prolongements en Occident.
En terre d’islam, la représentation de Dieu, comme chez les Juifs, est rigoureusement proscrite. Mais qu’en est-il des autres représentations figurées ? Selon Dominique Avon, les sources coraniques peuvent apparaître contradictoires. Dans la sourate 71 consacrée à Noé, la condamnation de l’idolâtrie et des images est claire. Mais, dans la sourate 34 consacrée à Salomon, les djinns sont autorisés « à faire couler le cuivre » et à réaliser pour leur roi « sanctuaires, statues, bassins et marmites bien ancrées ». Et de fait, sous les Omeyyades, on retrouve nombre de dessins, de portraits et de statues, même si ceux-ci ne sont pas directement liés au culte.
La crise iconoclaste du VIIIe / IXe siècle dans l’Empire byzantin et ses prolongements dans l’Occident chrétien et en terre d’Islam.
Christophe prudhomme rappelle en préambule qu’aux Ve / VIIIe siècles, c’est dans le monde chrétien oriental qu’il y a profusion d’images, bien plus qu’en Occident.
La querelle iconoclaste doit d’abord être placée dans un contexte où le monde musulman commence à peser sur les marges de l’Empire. La province de Syrie notamment est contrôlée par le calife qui légifère sur la question des images chez les minorités chrétiennes. Cette présence rapprochée a-t-elle pu influer sur les questionnements théologiques de Byzance ? Difficile à dire, mais Christophe Prudhomme note que les chrétiens de Syrie, qui sont « sur le front », encouragent les images. La querelle qui éclate oppose schématiquement les empereurs à une partie du clergé, et notamment les moines, mêle politique et questions théologiques. Le culte des images et les représentations de Dieu sont assimilés à de l’idolâtrie et les iconoclastes pensent que l’on ne peut représenter l’invisible, tout au plus, le symboliser (la croix). L’autre partie s’appuie sur l’Incarnation de Dieu fait Homme qui peut donc être représenté et adoré. Cette crise qui prit parfois des tournures sanglantes a duré plus d’un siècle. Elle s’achève par un compromis. Les images de Dieu ou des saints sont acceptées et vénérées, mais leur représentation est encadrée et strictement codifiée, initiant ainsi toute la tradition des images dans ce qui deviendra l’Église orthodoxe.
En terre d’islam, sunnite en tout cas, toutes les normes concernant les représentations sont fixées à la même période,selon Dominique Avon, par les écoles juridiques et les hadiths. Et elles sont fixées dans le sens d’une stricte interdiction des images. L’unicité de Dieu interdit toute forme d’idolâtrie, et l’on ne peut pas représenter la Création du Créateur. Le corps de doctrine est ferme, d’autant qu’il s’agit de se positionner clairement face aux autres cultes. Et Dominique Avon de citer un hadith : « ceux qui auront représenté des choses figurées seront punis et le jour du jugement Dieu les mettra au défi d’animer leurs images ».
En Occident, c’est Charlemagne qui prend position dans cette querelle des images qui secoue la Chrétienté, en convoquant un concile à Francfort en 794. La position de l’Occident chrétien (papauté romaine + carolingien) renvoie dos à dos les deux positions par rapport à l’image, celle des iconoclastes et celle des iconodules. Il ne faut ni adorer, ni briser. L’image est un objet matériel, elle n’est pas sacrée. Cette position doctrinale va paradoxalement favoriser un peu plus tard la profusion des images religieuses en Occident. S’il n’y a pas de présence divine dans l’image, la liberté est plus grande de la reproduire de façon diversifiée. Et Gérald Chaix d’évoquer une véritable autonomisation de l’image en Occident à partir du XIe siècle. Néanmoins la tendance forte à l’adoration de l’image va s’accentuer en Occident, notamment avec le développement des statues-reliquaires, dont on ne sait plus si c’est la statue elle-même que l’on adore ou la relique qu’elle contient, à l’exemple de la majesté de sainte Foy de Conques (Xe). Et Saint Thomas d’Aquin au XIIIe théorise cette tendance en affirmant que l’image de Dieu peut être honorée au même titre que Dieu lui-même car la prière faite devant l’image remonte vers la divinité (doctrine du transit de l’adoration).
Le protestantisme et sa relation à l’image
Gérald Chaix interroge à son tour les relations complexes entre l’image et les divers courants du protestantisme. De manière générale, la religion issue de la Réforme du XVIe siècle est plutôt indifférente et parfois hostile aux images. C’est une religion du croire, du lire, non du voir. Si l’on s’intéresse aux écrits de Luther, il apparaît que celui-ci est finalement assez peu concerné par la question. Ni bonnes, ni mauvaises, les images peuvent être utiles,selon lui ,« pour voir, pour témoigner, pour se souvenir, pour signifier ». Les calvinistes, eux, apparaissent plus radicaux. Puisqu’ils assimilent clairement le culte des images à l’idolâtrie, sans toutefois rejeter systématiquement les images profanes à fonction non cultuelle issues de l’art de la Renaissance.
Qu’en est-il cependant de l’iconoclasme protestant ? Gérald Chaix aborde assez peu le sujet par manque de temps, mais il relativise les actions de destruction en les replaçant dans un contexte d’affrontement religieux avec les catholiques, où l’église symbolise un pouvoir répressif qu’il s’agit de combattre.
Les usages populaires et domestiques des images
Sonia Fellous rappelle que des images populaires ont été retrouvées dans les synagogues familiales de l’Antiquité, mais qu’elles disparaissent à partir du VIIe siècle. Elle précise que dans le monde occidental, on trouve nombre de manuscrits illustrés à usage privé qui représentent le sacrifice d’Abraham ou le don de la Torah par Moïse.
Dans la religion chrétienne, l’imagerie populaire à but cultuel est assez peu encadrée. Elle est acceptée pour sa dimension didactique, pédagogique, et donc nécessaire.
Pour ce qui est du monde musulman, Dominique Avon évoque l’époque actuelle et le rôle du cinéma dans les films historiques sur l’histoire du prophète, toujours représenté de dos. La législation égyptienne notamment interdisant non seulement de représenter le prophète mais également ses compagnes et sa famille proche.
Cette conférence intéressante à plus d’un titre était peut-être un peu trop ambitieuse au vu de l’ampleur du sujet. Parcourir les temps historiques, les espaces géographiques, discerner les évolutions, comparer les religions sans tomber dans la simplification pouvait apparaître comme une gageure. La diversité des intervenants et la complexité des approches ont parfois obscurci la cohérence globale du propos. Mais cette table-ronde introductive ne pouvait que donner envie d’aller écouter d’autres conférences plus spécialisées dans une religion ou une autre, pour éclairer cette relation essentielle entre la divinité et les représentations que l’Homme a voulu, ou pas, en faire.
Richard Andrieux, lycée Lacroix.