Le « réarmement civique » annoncé depuis plus d’un an avec la refonte de l’EMC n’aura décidément pas lieu. C’est bien connu, les promesses politiques n’engagent que ceux qui les croient. L’échec politique est ici patent. C’est dire comme la déception est immense à l’heure où l’antisémitisme, pour ne citer que ce mal, continue de ravager notre société.

Une version préparatoire des programmes EMC très décevante

Nous qui suivons le dossier de l’EMC avec acuité depuis plusieurs années, nous ne sommes pas surpris. Nous avions déjà dénoncé la reculade sur le dédoublement horaire, abandonné officiellement en mars dernier.

Restait en suspens la question des programmes dont la version préparatoire laissait présager le pire.

Nous avions listé les défauts suivants :

  • une organisation des enseignements sans originalité,
  • la multiplication des injonctions (textes à lire, démarche à suivre),
  • des situations d’apprentissage laissant peu de place au débat et aux projets,
  • des textes à lire inadaptés à l’âge des élèves,
  • plusieurs situations d’apprentissage aberrantes (palme d’or du 49-3 et la vie démocratique en Terminale),
  • des thématiques importantes éclatées ou marginalisées (questions de Défense, liberté d’expression),
  • une écriture verbeuse et artificielle dans son préambule.

Une version définitive publiée en juin 2024

Les nouveaux programmes ont été publiés dans le Bulletin officiel du 13 juin dernier.

Ce n’était pas trop tôt car dès cette rentrée, les enseignants devront les suivre en Cinquième et en Seconde pour le second degré. Nous appelons d’ailleurs à la vigilance nos collègues : il s’agit bien du programme de Cinquième et non de Sixième. En 2025-2026, ce sera la Quatrième et la Première et en 2026-2027, la Sixième, la Troisième et la Terminale.

Que dire de ces nouveaux programmes ?

Un incontestable progrès par rapport à la version préparatoire

Une entrée en vigueur étalée dans le temps

D’abord, nous sommes satisfaits de voir que l’Éducation nationale renoue avec une entrée en application progressive  sur trois ans, et non plus en bloc comme depuis 2016.  Aller trop vite dessert fatalement les élèves et dégrade nettement le cadre de travail des enseignants. On l’a dit et redit.

À l’arrivée, une politique qui se précipite en paie le prix, chose qui a dû retenir nos décideurs aujourd’hui et c’est heureux.

Une structure générale cohérente, organisée mais qui obligera à aller trop vite

Les volumes horaires pour chaque thème, absents dans la version préparatoire, sont revenus. On tourne à trois thèmes par an en moyenne, clairement identifiables, avec 5-6 heures à chaque fois. Le tableau initial a été simplifié et, même si le ton est plus prescriptif que dans les programmes précédents, l’ensemble devrait fonctionner correctement, à condition d’aller vite. C’est là que le bât blesse, comme toujours.

Prenons le cas de la classe de 6ème avec ce thème final sur la vie privée :

Les rédacteurs ont l’air de penser qu’un texte garantissant un droit sera forcément très clair et compréhensible pour un élève de 6ème et qu’il n’aura aucun problème à naviguer entre CIDE, DDHC, Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Mais nous, nous savons qu’il n’en est rien et que cette seule première ligne de contenu prendra du temps à être digérée. Une fois qu’on a rapporté ce tableau au volume horaire global de 5-6 heures, cela signifie qu’il faudra au grand maximum 1h-1h30 pour traiter chaque ligne, car il y a aussi l’évaluation à prendre en compte. Quand bien même nous aurions 2 heures, ce ne serait pas assez pour traiter des risques liés aux usages numériques. Il en est de même pour toute la partie sur les traces numériques (majorité numérique, données personnelles, réputation numérique, etc.).

Ce sera du saupoudrage, comme d’habitude, et ce sera inefficace, comme toujours.

La fin des textes obligatoires à lire

C’était une fantaisie présidentielle et elle avait été prestement satisfaite dans la version préparatoire.

Pour chaque année, une batterie de textes obligatoires à lire en classe s’ajoutait aux tableaux de mise en œuvre du programme. On y trouvait pêle-mêle des poésies, des chansons, des textes juridiques, des documents historiques, dont certains étaient rassemblés dans un Guide républicain, en plusieurs volumes. Dans de très nombreux cas, les textes étaient trop longs et réclamaient du jeune public une excellente maîtrise du français et une solide culture générale, deux prérequis fort difficiles à obtenir depuis trois décennies.

Tout cela a disparu dans la version définitive des programmes et c’est tant mieux !

Correction du passage litigieux sur le 49-3

L’un des passages les plus décriés, celui sur le 49-3 inscrit dans le thème « la délibération dans les institutions » (programme de Terminale), a été reformulé.

Voici le changement :

Version préparatoire :

« Se pencher sur la manière d’éviter des situations de blocage : l’article 49-3 de Constitution de la Ve République ; la majorité qualifiée au Conseil de l’Union européenne. »

Version finale :

« Étudier des procédures de résolution de blocage et leurs conséquences sur la vie démocratique : vote bloqué, engagement de la responsabilité du gouvernement (art. 49-3 de Constitution de la Ve République) ; majorité qualifiée au Conseil de l’Union européenne. »

Des manquements persistants

La place de la Défense

Ravalée au rang d’un engagement parmi d’autres dans la version préparatoire, la Défense n’est guère mieux traitée dans la version finale.

Elle est toujours diluée dans le thème « les acteurs du jeu démocratique et leur engagement » en Troisième, et on ne saisit pas en quoi l’engagement dans l’armée pourrait se comparer avec celui dans la police, la justice, l’éducation comme indiqué. Même en supposant qu’il y ait éloge en creux des métiers du service public, pourquoi dès lors se limiter à ces quatre domaines et exclure la santé par exemple ? La proposition de démarche pédagogique, qui se limite au seul SNU, n’est pas satisfaisante non plus.

Plusieurs éléments se retrouvent basculés dans le programme de Cinquième, mêlés à  la « police de l’environnement », la guerre informationnelle, etc. Il y avait avantage à insister sur le sujet en Troisième, ne serait-ce que pour faire le lien avec le programme d’Histoire. Les questionnements des élèves sont plus aboutis en Troisième qu’en Cinquième et c’est plus que regrettable, hors dispositif spécifique (classe défense par exemple), de ne pas y répondre.

Au lycée, la Défense est basculée en Première, amalgamée à la « société numérique », ce qui, avec le volume horaire, laisse environ deux heures de travail, trois heures pour les plus persévérants. C’est très peu, bien trop peu. Quand on songe que dans les précédents programmes, quand on laissait le choix aux élèves des domaines d’étude, ils se ruaient en masse vers les sujets de défense, que par ailleurs depuis plusieurs années, on parle du retour de la  guerre de haute intensité et que cela fait presque trois ans qu’elle est même revenue en Europe, un tel évitement est parfaitement incompréhensible.

Liberté d’expression et liberté de la presse

Il y a eu dans nos classes, quoi qu’on en dise, un avant et un après Samuel Paty. Savoir que l’on peut mourir d’enseigner en France change forcément la donne. Nous portons donc une attention particulière aux sujets qui ont occasionné ces dernières années le plus de problèmes et d’incidents graves.

La question est simple : si un enseignant demain fait un cours sur les caricatures de Mahomet et la liberté d’expression, est-il toujours en phase avec les programmes ?

La réponse est oui.

En Quatrième, la colonne « démarches et situations d’apprentissage » a même précisé son propos par rapport à la version préparatoire :

À partir d’un exemple, étudier différents aspects de la liberté d’expression et de la liberté de la presse (définition, fondement en droit, enjeux, menaces, limites).
[EMI] Travailler sur la liberté d’expression en ligne.

Tout cela est heureux dans la perspective de transmission de nos valeurs mais cela obligera l’institution à conforter tous les dispositifs de soutien des enseignants…

Toutefois, comme le reste, on demeure dans un volume horaire très court et avec une formulation qui autorisera les généralités. Au lycée, il n’y a pas de prolongement possible car en Seconde, la partie sur la liberté d’expression part dans une direction totalement différente en privilégiant la classique opposition avec la presse dans les régimes autoritaires. Nous aurions préféré que ces deux libertés bénéficient d’un traitement renforcé.

La laïcité

Le sujet est devenu une question vive. Non que les élèves remettent en cause la séparation des Églises et de l’État sur le plan institutionnel ou la neutralité du service public, mais ils sont par contre de plus en plus hostiles à tout ce qui pourrait limiter l’expression de leur liberté personnelle, notamment vestimentaire. On peut le déplorer mais il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, le principal point de crispation reste la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles. C’est ainsi.

Il y a donc deux réactions possibles. Soit collectivement on défend la laïcité « à la française », son versant scolaire en particulier,  auquel cas les programmes doivent sans détour assumer nos choix politiques, soit on abandonne le sujet et on se prépare plus ou moins consciemment à une évolution législative dans les quinze prochaines années. On pouvait raisonnablement attendre qu’un gouvernement dirigé par Gabriel Attal trancherait dans le vif et choisirait la première option.

Or les programmes de 2024 donnent à voir une belle timidité sur le sujet.

L’examen de l’interdiction des signes religieux ostensibles est ainsi placé en 6ème, ce qui est totalement aberrant ! Avec des élèves de 11 ans, il est évident que la discussion tournera court et que les mêmes élèves, une fois arrivés en 4ème, 3ème, 2nde, auront très largement oublié les subtilités enseignées au début de leurs études secondaires. Notons d’ailleurs combien les contenus sont exigeants pour la Sixième :

Un enfant de moins de 12 ans peut-il saisir en moins d’une heure que « la laïcité est un principe juridique et non une opinion, qui diffère de l‘athéisme, de l’agnosticisme, qui constituent des options philosophiques personnelles » ? Tout cela pour amener à la question du prosélytisme, de la loi de 2004 et de la conception française de la laïcité… Officiellement, on peut donc toujours déclarer que les programmes font le travail mais dans la réalité, ce sera comme si le travail n’avait pas été fait.

Même en Troisième, on ne reviendra pas sur le sujet puisqu’on en restera à des généralités :

On glisse aussi en Seconde :

Avec de telles formulations et un volume horaire aussi mince quel que soit le niveau, tout ce qu’on risque, c’est d’avoir des séances très générales qui susciteront beaucoup de réactions des élèves, sans que l’enseignant ait vraiment moyen d’y répondre directement. Nous espérions en avoir terminé avec les faux-semblants et les dérobades qui obligent l’enseignant à marcher sur des œufs. Eh bien ! non, cela continue. Soit l’enseignant acceptera de répondre aux immanquables questions et devra assumer le risque d’aller dans un angle qui n’est pas prévu par les textes, soit il fera le dos rond et passera à autre chose, quitte à laisser en suspens les interrogations de la salle.

De notre point de vue, le louvoiement n’a pas fonctionné hier, il ne fonctionne pas aujourd’hui et il ne fonctionnera pas demain.

Le numérique

Notre association est née d’Internet et a toujours défendu l’usage raisonné du numérique en classe. Nous ne sommes pas sans ignorer non plus les immenses problèmes civiques que soulève Internet, depuis le cyberharcèlement jusqu’à la guerre informationnelle. À ce titre, nous soutenons les SNT en Seconde, un enseignement obligatoire qui fait le pont entre la dimension technique du numérique avec les thématiques sociales sous-jacentes. Pour l’EMC, il est évident qu’il faut aussi inclure ces sujets, en particulier au collège où beaucoup de choses se jouent. Tous les élèves ne vont pas en Seconde générale et technologique par ailleurs.

Toutefois, l’examen des programmes montre un émiettement quasi complet des contenus. Il n’y a pas une année sans son moment Internet : Internet et la vie privée en 6ème, le harcèlement en ligne en 5ème, la guerre informationnelle en 4ème, complotisme et lanceurs d’alerte en 3ème, etc. C’est la même chose au lycée. Certes, on peut y voir un fil rouge, une éducation aux médias continuée, mais dans un contexte global de manque d’heures (pas de dédoublement) et un programme très chargé, l’EMC présente tous les risques de devenir un simple vernis. Sans compter que ces thématiques sont aussi intégrées dans les programmes disciplinaires : en technologie au collège, en SNT donc au lycée mais aussi dans d’autres spécialités comme les SES ou l’HGGSP, dans les programmes de langues étrangères, etc.

Le numérique est davantage un bruit qu’un sujet de fond, avec des échos réguliers mais toujours très légers. Cet éparpillement constitue vraisemblablement un des facteurs d’explication de la stagnation des compétences numériques des élèves.

Beaucoup de bruit pour rien

L’impression finale dans ces programmes est qu’ « on a tout changé pour ne rien changer ». Nous aurions très bien pu maintenir les programmes tels qu’ils étaient, au collège comme au lycée. Nous aurions pu aussi nous épargner toute cette pénible séquence du « réarmement civique » et du grand chambardement car un an et quatre ministres plus tard, le bilan est inexistant.

Si ce n’est que nous autres enseignants avons été mis en cause publiquement par le Président de la République pour l’enseignement civique (il y avait l’histoire aussi) et qu’en voyant la copie publiée le 13 juin dernier, on peut légitimement se demander quel était le problème.

Le seul acquis de ces nouveaux programmes concerne la disparition du programme à la carte, avec un fléchage classique et officiel des contenus à traiter.

En ce moment, le Conseil supérieur des programmes travaille à de nouveaux programmes en histoire-géographie en cycle 3 et 4 et, à moins que le prochain ministre de l’Education nationale n’ajourne tout cela, chose possible au regard du temps politique. Est-ce que là encore la montagne accouchera d’une souris ?