Du 27 mai au 7 avril se tient à Paris (ENSA-Val-de-Seine, 3 quai Panhard et Levassor, 13ème arrondissement) une exposition intitulée « Résistances ordinaires de quartiers populaires ». Des géographes et des sociologues européens ont travaillé sur 4 quartiers définis comme « populaires » et déjà très étudiés depuis une vingtaine d’années : la Mouraria (Lisbonne), la Goutte d’Or (Paris), Heyvaert (Bruxelles) et Volkertviertel (Vienne).
L’ethnophotographe Sylvaine Conord propose 40 photographies accompagnées chacune d’un entretien avec un résident. L’objectif du travail est de répondre à la question : « Les quartiers populaires des grandes villes européennes sont-ils condamnés à être laminés par une gentrification écrasante ? » (cf. appel d’offre sur « la ville ordinaire et la métropolisation – PUCA).
Le parti pris est assez clair : il interroge – 50 ans plus tard – la proposition de Ruth Glass (1964) et Neil Smith (1979) sur le remplacement des populations socio-économiquement défavorisées, par des populations au capital intellectuel et matériel plus important, dans les quartiers urbains centraux. Une interrogation qui fait écho autant à la thèse du géographe Matthieu Giroud (2007) qui évoque la « résistance en habitant », qu’aux objections implacables du sociologue Alain Bourdin (2008) sur le concept de « gentrification ».
Analyse critique
L’affaire est loin d’être simple car si certains usages de l’espace public sont une réelle entrave à la « gentrification » (ce que ne manque pas de montrer l’exposition), en revanche, rien ne dit que ces usages correspondent à des stratégies « d’acteurs dominés » ? Cet effet « résistance » – dans la mesure où nous pouvons penser qu’il pourrait influencer la baisse de l’immobilier – constituerait simultanément un appel aux investisseurs/« gentrifieurs » ? Or ce n’est pas ce qui s’observe. Autre paradoxe, les « gentrifieurs » sont en général porteurs d’un discours « multiculturaliste » et « d’inclusion sociale. C’est le cas pour la plupart des associations apparues dans les 4 quartiers présentés dans l’exposition. Ce que nous observons peut être interprété comme le résultat des revendications des « acteurs dominants ». Sylvie Tissot (2011) a très bien montré, néanmoins, que ce paradoxe conduit parfois la « bourgeoisie progressiste » à manifester contre les usages jugés inciviles des populations les plus modestes : contre-résistance ou résistance paradoxale à la mixité sociale demandée ? En regardant autrement, ces populations et leurs usages du territoire sont aussi des ressources patrimoniale du marketing urbain (d’où sans doute les prix élevés de l’immobilier malgré ces résistances) : ainsi le programme « habiter carioca » à Rio est devenu un bel argument de vente et de la visite (touristes) des favelas. Enfin, comment interpréter la patrimonialisation des résidents de la Mouraria (Galhardo ; 2016) à travers les politiques publiques ?
« L’habiter » étant au cœur de nos programmes en collège mais aussi en lycée, voilà un sujet à bien réfléchir car les manuels datent un peu, et une exposition à ne pas manquer !
Jacques Galhardo
Lycée Descartes – Tours
PS : il ne manquera que le « bruit et les odeurs » si difficile à saisir en sciences sociales, comme forme de la résistance à la gentrification (Lol). Encore que quelques chercheurs, ethnomusicologues, avancent petit à petit sur la question des espaces sonores et des conflits d’usages. Iñigo Sanchez Fuarros (2015) a travaillé sur Barcelone et Lisbonne (précisément le quartier de la Mouraria). Une idée de travail à mener avec les collègues de musique…
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- BOURDIN, Alain, 2008 : Gentrification : un « concept » à déconstruire. Espaces et sociétés 2008/1-2, n°132, pp. 23-37.
- GALHARDO, Jacques, 2016 : L’habitant de la Mouraria, un patrimoine du lieu. Ouvrage collectif à paraître aux éd. PUR, tiré des actes du colloque international organisé à l’ENSA-Val-de-Seine, 11-13 décembre 2014, Revendication et contestations patrimoniales, perspectives européennes.
- GIROUD, Matthieu, 2007 : Résister en habitant ? Renouvellement urbain et continuités populaires en centre ancien (Berriat Saint-Bruno à Grenoble et Alcântara à Lisbonne), Thèse de géographie, Université de Poitiers, 527 p.
- GLASS, Ruth (org.), 1964 : « Introduction » in Centre for Urban Studies, London, aspects of change, Londres, Macgibbon&Kee, p.12-41.
- SANCHEZ IÑIGO FUARROS, 2015 : A tematização sonora do lugar. Intervenções no espaço sonoro e requalificação urbana no bairro da Mouraria (Lisboa), in Cahiers de CoST, n°4, octobre, J. Galhardo (coord.) : La Mouraria à Lisbonne : les usages du patrimoine et de la mémoire dans les quartiers populaires centraux. Université Fr. Rabelais de Tours.
- SMITH, Neil, 1979 : Toward a Theory of Gentrification A Back to the City Movement by Capital, not People. Journal of the American Planning Association n°45 (4), pp. 538–548.
- TISSOT, Sylvie, 2011 : De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste. Paris, Raison d’agir, coll. Cours et Travaux, 313 p.