Intervenante Gisèle Besson, maître de conférences à l’École Normale Supérieure de Lyon, chargée d’enseignement à l’EHESS.
Elle présente ici l’ouvrage coécrit avec Jean-Claude Schmitt, spécialiste d’anthropologie historique de l’Occident médiéval (Les Revenants, les vivants et les morts dans la société médiévale, Gallimard, Paris,1994), directeur d’études à l’ HESS et Grand prix des rendez-vous de l’histoire cette année avec : Les rythmes au Moyen Âge, paru chez Gallimard.
Présentation par Anacharsis :
Rêver de soi. Les songes autobiographiques au Moyen Âge est une anthologie de textes rédigés entre le IIIe et le XVIe siècle, parue en janvier 2017. La problématique qui le traverse est celle de la manière dont la société latine construit progressivement une idée de réflexivité, une idée de la question de soi à travers le rêve.
Gisèle Besson introduit sa conférence par l’anecdote du chimiste allemand August Kékulé, qui en 1865, travaille sur des formules chimiques et la façon dont on peut représenter la structure moléculaire.
Il se heurte au problème de la structure du benzène mais finit par proposer une structure « cyclique », en anneaux qui sera le fondement de la chimie organique moderne. En 1890, la société chimique allemande fête l’anniversaire du premier article de ce chimiste sur le benzène, et ce dernier explique qu’il en a vu en rêve la structure. Forme appelée ouroboros: le serpent qui se mord la queue, cette figure rend compte aussi du cycle de la nature, de l’enchainement des saisons, ou encore du temps qui se dévore lui-même. L’historienne pose alors le problème de ne jamais savoir quelle est la réalité historique du rêve et de déterminer si Kékulé invente après coup cette jolie histoire : « Le problème est que nous ne savons pas ce que les autres rêvent, nous n’avons que des récits de rêve. »
Les récits sont donc, au mieux, ceux du rêveur mais, éveillé et conscient de raconter un rêve, ou des récits rapportés, donc influencés par les mots et la culture dans laquelle il vit, par les images qu’on se fait des rêves dans cette culture. Ainsi, un rêve de l’Antiquité, du Moyen Âge, ou de l’époque moderne ne peut pas être lu de la même façon.
Par ailleurs, le récit du rêve est parfois très difficile et, a fortiori, le devient à mesure de l’éloignement du moment du réveil. L’auteur n’a pu travailler que le matériau du récit du rêve transmis par une série de médiations et de déformations, ce qui reste pour elle une limite indépassable.
Cependant, Gisèle Besson observe que les rêves médiévaux autobiographiques sont en grand nombre parmi les auteurs du Moyen Âge. Son exploration se situe dans la suite des travaux de Jacques le Goff (L’imaginaire médiéval, Gallimard, Paris, 1985) et est réalisée avec Jean-Claude Schmitt.
Dans l’ouvrage, la priorité est donnée aux textes eux-mêmes traduits du latin, de l’italien ou de l’ancien français par Gisèle Besson. Il s’agit de s’approcher au plus près ce que les auteurs ont pu dire de leur rêve, ce qui explique le choix du titre « rêve de soi. Songes autobiographiques. »
Premier Temps de l’exposé :
Gisèle Besson pose la question : « D’où viennent les idées sur les rêves que l’on pouvait avoir au Moyen Âge ? », et retrace les éléments de culture hérités.
L’étude est resserrée sur le Moyen Âge occidental de culture latine même s’il existe bien sûr des textes médiévaux du monde méditerranéen grecs, hébreux, arabes. La langue commune aux personnes cultivées, le latin, pendant longtemps seule langue des savants, donne accès, au Moyen Âge, à un héritage antique de culture gréco-romaine et à la Bible, donc les deux sources essentielles qui parlent des rêves.
Chez les Grecs, la pratique importante du rêve est celle de l’ « incubation » étymologiquement, « se coucher » dans un temple. Le dieu de la médecine Asclépios en grec, Esculape en latin, accueille les malades, soignés dans ses temples par les prêtres-médecins. On interprète alors les rêves qui se sont déroulés pendant la nuit pour en déduire le traitement. Très vite c’est une méthode qui est réprouvée par le Moyen Age occidental, car considérée comme païenne, mais que l’on retrouve de manière identique à côté du tombeau des Saints. Le rêve est donc celui d’une communication avec la divinité qui délivre le message lié à la santé à l’individu.
Parallèlement, Hippocrate, au IV siècle avant J.-C, s’intéresse au sommeil et rédige un traité dans lequel il fait le lien entre rêve et développement des maladies. Pour Aristote encore, les rêves sont liés à la journée vécue. Cependant, ces éléments ne sont pas ceux retenus par le Moyen Âge.
Troisième type d’ouvrage chez les Grecs, ceux représentés par Artémidore de Daldis, au deuxième siècle, qui rédige un ouvrage d’interprétation des rêves. Il y a collecté un millier de rêves qu’on lui a rapporté, qu’il tente de classifier et d’expliquer. L’ouvrage est considéré comme essentiel au moins jusqu’à Freud et fait l’objet de quelques réflexions de Michel Foucault.
Le Moyen Âge, dans cette tradition, produit une série d’ouvrages intitulés « les clés des songes » qui proposent une sorte d’interprétation minimale. Le rêve est alors vu comme « ce qui va arriver au rêveur » et il s’agit de donner à ce dernier des informations utiles. Gisèle Besson cite quelques extraits: « celui qui aura vu en songe les oiseaux et se sera bagarré avec eux, c’est signe de dispute », « celui qui aura vu un anneau en songe c’est signe du lieu qui l’attend ». Cela reste très mystérieux, pas véritablement exploitable. L’historienne constate aussi que, pour le Moyen Âge, ces ouvrages ont beaucoup de succès, circulent et sont beaucoup traduits dans les langues vernaculaires : ils doivent donc exercer une sorte de fascination. Cependant, aucun de ceux qui racontent les rêves ne les utilisent. L’hypothèse de Gisèle Besson est alors celle d’une pratique « populaire » ou celle de la suspicion que l’on a de ces textes. En effet, dans les manuscrits, ils apparaissent comme « clés des songes de Joseph » ou « clés des songes de Daniel » dont les prénoms servent à christianiser ce qui fait peur.
La deuxième source des rêves est celle de la Bible et des Pères de l’Église. Dans la Bible, surtout l’Ancien Testament dans lequel on trouve des dizaines de rêves, ce sont toujours des signes de Dieu envoyés aux hommes pour les prévenir ou leur livrer des vérités essentielles. Ainsi, les interprètes sont des sages que Dieu instruit de la signification des rêves.
Gisèle Besson illustre son propos par deux d’entre eux. Dans le livre de Daniel est rapporté, à travers l’histoire du Colosse aux pieds d’argile, le rêve du roi Nabuchodonosor interprété par Daniel, prophète instruit par Dieu. Le deuxième exemple est celui du songe de Pharaon sur les vaches maigres et les vaches grasses. Joseph interprète le rêve et prévient Pharaon de la nécessité de prévoir des réserves de nourriture afin de sauver l’Égypte. Ces textes influencent la perception que les médiévaux ont de leur propre rêve comme nous le montre l’historienne avec un troisième récit : « Ainsi, l’exemple de Saint Jérôme a eu également beaucoup de succès. Il raconte lui-même, dans une lettre, un rêve qu’il fait en période de jeûne, de Carême alors qu’il est malade. Une nuit, dans un moment de « un ravissement spirituel », il se voit traîné devant le tribunal du Juge qui lui demande quelle est sa condition. Jérôme répond « je suis chrétien », or il est à ce moment plongé dans l’étude d’une littérature profane. Le Juge lui rétorque « ce n’est pas vrai, tu n’es pas chrétien, tu es cicéronien » et ordonne une flagellation pendant des heures. Lorsque Jérôme revient à lui, il est meurtri et promet de ne plus jamais étudier les textes profanes. »
Par ailleurs, la différence des regards médiévaux et des regards modernes sur le rêve tient à l’importance qu’on lui attribue au Moyen Âge.
Aujourd’hui, l’interprétation se fait, rappelle Gisèle Besson : « par le truchement de la psychanalyse, de la psychologie et une certaine approche scientifique : les rêves partent de notre inconscient, de notre refoulement, de notre histoire passée et nous sont strictement personnels. Or, dans les autres cultures, la place sociale du rêve est beaucoup plus marquée, la pratique en est même parfois rituelle liée à la capacité à mémoriser les rêves et à raconter. Pour le Moyen Âge, le rêve vient de l’extérieur, des puissances supérieures à l’Homme. Il lui apporte des éléments destinés également à toute la communauté. Donc on a le devoir de mettre à disposition le message qui est envoyé par les forces extérieures. Les dimensions rétrospective/prospective, intérieur/extérieur sont fondamentales. Le Moyen Âge y voit avant tout un moyen utilisé par Dieu ou par le diable. La dimension inquiétante du rêve est un élément essentiel mais la distinction rêve/cauchemar n’est pas opérante pour le Moyen Âge. La question est surtout le rêve vient-il de Dieu ou du diable ? Dieu peut envoyer aussi bien un rêve désagréable comme pour Jérôme, et le diable peut envoyer des rêves délicieux mais extrêmement dangereux.»
Dans la troisième partie de son exposé, Gisèle Besson analyse les mots pour dire le rêve.
Le mot « rêve »ne s’inscrit dans la langue qu’au XVIIe siècle, il est récent même s’il vient d’un verbe plus ancien, « rêver » qui existe depuis longtemps au sens de vagabonder errer près de la folie ou du délire. Au XVIIe siècle, c’est le moment où l’usage du verbe est attribué au sujet intérieur. Au Moyen Âge, on parler plutôt de « songe » en rapport avec le mot « sommeil ». Le mot « cauchemar » n’existe pas, il n’a pas d’équivalent en latin car il n’y a pas de besoin de le désigner. Le mot « vision » est également utilisé sans toutefois comporter la dimension d’une expérience mystique qu’on lui attribuerait aujourd’hui. En effet, au Moyen Âge, on ne distingue pas clairement le rêve et la vision car l’intérêt se porte surtout sur le message. De plus, l’étymologie du mot vision est « ce que l’on voit », ici : des images nocturnes. Cependant, en ancien français se distingue une petite hiérarchie : « songe » rime avec « mensonge », qui s’exprime dans beaucoup de textes.
L’état de veille est également pris en compte par les médiévaux et la vision éveillée est très valorisée. Gisèle Besson prend l’exemple célèbre d’Hildegarde de Bingen au XIIe siècle qui écrit les révélations qu’elle a eues et qu’elle transmet aux hommes car elles ont vocation à concerner toute l’humanité. Elle les a reçues par des visions célestes. Elle insiste fortement sur ce terme de vision et précise « les visions que j’ai vues ce n’est pas dans des songes, ni en dormant, ni dans le délire, ni par les yeux du corps, ni par les oreilles de l’homme extérieur, ni dans des lieux cachés que je les ai perçues, mais c’est en étant éveillée, avec toute mon attention, avec les yeux et les oreilles de l’homme intérieur, en des lieux ouverts que selon la volonté de Dieu je les ai reçues». Ainsi, Gisèle Besson montre qu’il faut à la lecture des textes médiévaux porter très attention à la façon dont les choses sont dites : vison endormie ? éveillée ? façon dont elle arrive?, sont des éléments fondamentaux. L’autre raison d’insister d’Hidegarde de Bingen est qu’elle est une femme, pensée au Moyen Age comme plus proche de la chair que de l’esprit. En effet, elle aurait pu recevoir des rêves diaboliques ou simplement des rêves sans signification. D’autres femmes à avoir reçu des rêves par intériorité en confient l’écriture à un confesseur-secrétaire mais ce dernier peut alors intervenir dans la rédaction de la vision. Hildegarde de Bingen est la seule femme dont les textes ont été retenus dans l’anthologie. Les récits de Hermine de Reims ou d’Elisabeth de Shönau ne sont pas assez tourné vers l’intériorité pour la problématique étudiée par Gisèle Besson et Jean-Claude Schmitt.
L’auteur propose ensuite une « promenade un peu vagabonde » dans les textes de son ouvrage. Le premier évoqué est celui qui ouvre l’anthologie, singulier par sa date et son auteur et par ses circonstances. Il est datable du 7 mars 202/203 après J.-C. et se présente en latin comme un récit-cadre qui met en place les circonstances et des passages qui sont réputés écrits par Perpétue et Saturus. Les spécialistes ayant travaillé sur le texte s’accordent pour montrer que récit-cadre et passages ne sont pas de la même main. Il semble alors que le récit soit vraiment celui de la martyre elle-même, ce qui en fait un texte extraordinaire. Lors des Jeux de Carthage offerts pour célébrer l’anniversaire du fils de l’empereur, quelques chrétiens doivent être livrés aux bêtes dont Perpétue, 22 ans, mariée, accompagnée de sa servante Félicité et de son jeune frère Saturus. L’enfant presse sa grande sœur de demander une vision à Dieu pour savoir ce qu’il va leur arriver. Elle a alors une série de visions. Dans le premier rêve que fait la jeune femme, elle se voit avec son frère au pied d’une échelle montant vers un endroit lumineux, or les barreaux de cette dernière sont fait d’objets tranchants et dangereux. Cette vision constitue l’image banale que l’on retrouve dans tout le moyen-Âge d’un passage de l’Enfer vers le Paradis notamment dans les tableaux de Jérôme Bosch ou de Bruegel. Alors qu’elle gravit l’échelle, elle est accueillie par un berger, autre image qui devient classique. De la même manière, deux autres rêves lui montrent un petit frère, mort précédemment, qui se tient près d’un bassin d’eau et réussit à atteindre cette eau, source de vie éternelle, grâce aux prières de sa sœur.
L’historienne évoque les écrits monastiques du Xe et XIe siècles. Les monastères au Moyen-Âge sont des lieux de culture et les moines sont familiers des textes évoqués plus haut. Ils sont aussi obligés de lire quotidiennement pour la liturgie en latin, et de pratiquer la méditation des textes bibliques dans l’observation de la règle de Saint-Benoît. Ils subissent de fréquents réveils nocturnes pour le besoin des différents offices, gardent ainsi souvent le rêve en tête et sont tenus par ailleurs à l’introspection personnelle. Nécessairement amenés à faire attention à leurs rêves, ils les considèrent comme envoyés par Dieu et pouvant leur être utiles pour s’approcher de Dieu : se convertir au sens premier. Ils ont l’obligation de les transmettre à la communauté. La « visio » peut aider à se méfier en permanence des tentations du diable et en être alerté par les autres pour pouvoir les identifier.
Gisèle Besson montre enfin que le moment où se développe cette littérature de rêves autobiographiques est celui du développement de l’ensemble de l’écriture autobiographique. Le rêve, moyen particulièrement performant de l’introspection, joue un rôle dans l’idée qu’un sujet se reconnaît individualisé par rapport au reste de l’humanité. Elle replace aussi dans un contexte de réformes les rêves qui sont racontés. Elle cite Guibert, Abbé de Nogent, qui dans un livre très autobiographique intitulé Les chants pour soi seul, raconte vers 1115, plusieurs rêves dont un cauchemar d’enfant. Une nuit d’hiver, il entend des bruits de voix nombreuses et il perd connaissance puis voit le fantôme d’une personne assassinée. Il y raconte également les rêves de sa mère. Un autre exemple vient d’Ohtlo de Saint-Emmeram, auteur du XIe siècle d’une série de textes autobiographiques, certains explicitement en son nom, d’autres vraisemblablement de lui-même. Lors d’un mois d’août, il se trouve en train de lire Lucain qui fait un tableau désespéré de l’humanité abandonné par les Dieux à propos de la Guerre Civile romaine. Il est en période de carême, malade après avoir ressentit le souffle d’un vent brûlant et se voit face à un être monstrueusement terrifiant qui le fouette durant des heures. Au réveil, il constate une éruption cutanée qui lui paraît révélatrice et fait savoir cela à tous ses compagnons moines. Trente ans après il en fait le récit, ce qui laisse supposer des distorsions. II établit un lien avec le rêve de Saint Jérôme tout en s’en trouvant indigne. Cependant, à travers le vent brûlant, élément qui précède les signes envoyés par Dieu dans la bible, il peut donc parler de Dieu et avoir une parole audible pour l’ensemble de la communauté voire pour l’ensemble des Chrétiens.
Gisèle Besson a captivé son auditoire, à travers l’évocation successive d’anecdotes, le faisant plonger dans l’inconscient de l’époque médiévale.
Par Carole Saidane