Rivalités des grandes puissances : une redéfinition des rapports de force ?
« Nous vivons une période de recomposition géopolitique globale qui voit la suprématie américaine remise en cause par la Chine. Cette contestation ouvre des espaces stratégiques à une puissance en déclin – la Russie – et à une puissance en devenir – l’Inde. Comment ce quatuor se positionne-t-il ? Tous contre les États-Unis ? En deux camps ? Ou chacun pour soi dans une forme transactionnelle tous azimuts ?
Quel est l’impact de ce jeu de puissance pour la région stratégique qui couvrent l’’Indo-Pacifique, le Moyen-Orient, le bassin méditerranéen et l’Afrique ? »
Table ronde présentée par Pascal Ausseur, directeur général de l’Institut FMES
avec Laurence Nardon de l’IFRI, responsable du programme Etats-Unis, Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la Recherche Stratégique, Melissa Levaillant, spécialiste de l’Inde et fondatrice de Seldon Conseil, Emmanuel Puig, conseiller Indopacifique du secrétaire-adjoint du Service européen pour l’action extérieure et professeur à Sciences-Po.
Carte des 4 puissances : un duopole à trois, un 4e en embuscade
4 critères apparaissent ici : économie, démographie, militaire, influence, auxquels il faut ajouter la volonté.
NB : il y a 15 ans cette table ronde aurait été incongrue tant l’idée avec quasi disparu des esprits !
Les États-Unis, toujours en tête ?
Laurence Nardon (LN) : Question brûlante pour les États-Unis : ont-ils encore cette volonté ?
Je choisis d’ajouter à vos 4 critères la puissance juridique extra-territoriale. Sur ces 5 éléments, néanmoins, les EU restent toujours et même de loin pour ce qui est du militaire en tête.
L’interventionnisme est beaucoup débattu
Et en ont-ils toujours le désir ? Il y a de nombreux débats passionnants à suivre dans le pays sur cette question. La partie « centriste » reste interventionniste, au moins pour les pays qui sont menacés dans leurs droits humains. On pensera à Anthony Blinken.
À droite, les MAGA – acronyme dans lequel se reconnaissent les partisans enthousiastes de D. Trump – assument leur égoïsme : rentrer à la maison et s’occuper d’abord du pays.
À gauche du parti démocrate, on veut également la fin de l’interventionnisme (pas toujours si moral que ça), en s’intéressant prioritairement au mieux-être des classes moyennes américaines.
Si Harris est élue, ce seront des signaux traditionnels qui seront envoyés au monde. Mais de toute façon, le repli de l’Europe et le choix du pivot indopacifique s’accentuera par rapport aux administrations démocrates et républicaines précédentes. Si Trump est élu, le découplage sera affirmé, au moins d’un un premier temps en parole.
La Chine inquiète
Emmanuel Puig (EP) : La Chine traverse actuellement une séquence post-Covid intéressante et inquiétante.
Une reprise en mains générale par le parti communiste chinois avec Xi Jinping
Xi arrive en 2012 en rompant avec les règles tacites de Deng de ne pas enchaîner plus de 2 mandats, avec un tournant autoritaire et sécuritaire. Après le Covid, la Chine est dirigée par 7 personnes au sein du bureau politique du PCCDont la fonction depuis Deng était d’assurer un équilibre fractionnel traditionnel dans un régime officiellement sans ennemis politiques. qui sont des sécuritaires affidés de Xi.
La reprise en main est générale sur les factions rivales à l’intérieur du Parti, sur les tycoons (dont Jack Ma est le symbole), sur les peuples de l’intérieur non Han et toujours suspect d’irrédentisme. Enfin, les 80 M de Chinois membres du PCC, qui sont les instruments de ce contrôle, mais aussi les victimes.
Une dynamique économique inquiétante
Sur le plan économique, exporter sa surproduction est vital pour le pays, et ce au détriment de l’amélioration du niveau de vie moyen intérieur, tandis que le contrôle des entreprises étrangères est total.
Une dynamique inquiétante : le ralentissement économique est inévitable car la surproduction ne peut être absorbée par 600 M de chinois « pauvres ». L’opinion publique bascule dans un nouveau pessimisme qui étonne l’observateur. Depuis 89 et Tien-an-Men le contrat social et politique, c’était : « on s’occupe de politique et on laisse l’économie vous assurer le bien-être ». Et ce alors que la Chine n’a jamais été aussi puissante, mais sans pour autant atteindre ses objectifs de dépasser quantitativement les EU. La réponse du pouvoir qui en a très peur est le contrôle.
Or l’alpha et l’oméga pour le pouvoir c’est la compétition avec les États-Unis bien avant le reste. Car les dirigeants sont obnubilés par la question de récupérer coûte que coûte Taïwan. Avec Xi, économie et géopolitique sont étroitement liés.
La Russie est de retour
Isabelle Facon (IF) : Être à la table des grandes puissances ne peut que faire plaisir à Poutine. Celui que l’on a considéré à l’Ouest comme un paria, réussit à présenter son pays comme puissance d’équilibre, notamment en Afrique.
La guerre en Ukraine consacre paradoxalement le retour de la Russie à la table des Grands
La guerre en Ukraine n’a pas fondamentalement dérangé un système resté résilient. Cette stabilité est basée sur un discours anti-occidental, qui depuis le discours de Munich est accepté par l’opinion publique russe. Et ce, d’autant que la répression est féroce pour la minorité des démocrates. Quant à l’économie elle reste stable grâce aux appuis détournés venant de « la majorité mondiale » (terme préféré à celui de « Sud global » en Russie). Les hydrocarbures sont ainsi vendus à prix cassés à l’Inde et à la Chine.
Le renouvellement du pacte de Poutine avec la population russe
Puissance démographique ? Non assurément. Puissance militaire ? La guerre d’attrition menée en Ukraine ne fait pas vraiment débat, l’opposition étant bâillonnée et les réfractaires au service militaire ont déjà quitté le pays en masse. Il y a débat néanmoins sur la dissuasion nucléaire parmi les cercles du pouvoir.
Mais l’ambition est bien là. Pour rappel, George Sokolov : « La puissance pauvre ». De tout temps, la Russie a privilégié la puissance au bien-être auquel la population pourrait aspirer. Au somment des Brics de Kazan, la mise en scène des réceptions des chefs d’État « amis » montre que la Russie se considère comme partenaire à égalité avec la Chine.
L’influence ? La diplomatie russe a une vision claire. Un soft power low cost se déploie, notamment sur l’Afrique. Parallèlement, les stratégies de désinformation sont à l’œuvre, présentant la Russie comme le rempart du conservatisme au niveau sociétal par rapport à l’Occident décadent qui cherche à imposer son modèle.
L’Inde, « la puissance en devenir qui n’arrivait jamais »…
Mélissa Levaillant (ML) :
Il y a d’abord une très forte continuité de la politique extérieure de l’Inde : la revendication d’un siège au Conseil de Sécurité de l’Onu, le non-alignement, devenu le multi-alignement avec des partenariats tous azimuts selon les intérêts de l’Inde.
Narendra Modi, ou l’Inde qui assume son désir de puissance
Depuis Modi, on assume le rapport à la puissance ancré dans un nationalisme hindou. Le partenariat avec la Russie dépend traditionnellement de l’armement russe et importe à 80% le pétrole russe. Mais le renforcement est très fort avec ses partenaires occidentaux et en particulier les États-Unis.
Sur le plan économique, 80% de l’emploi agricole et dans les services est informel. Le secteur informatique est brillant mais non pourvoyeur d’emplois, faute de formation d’une main-d’œuvre qualifiée locale, dont les meilleurs s’exilent aux États-Unis.
Quelles sont les stratégies de chacun ?
Pascal Ausseur : Les rapports de puissance étant un jeu à sommes nulles, l’important est de masquer ses faiblesses et de mettre en avant ses atouts.
Les États-Unis et la tentation du repli
LN : Les États-Unis ont la nostalgie de la décennie 90 avec la disparition de l’URSS et l’avénement généralisé de la démocratie libérale. La Russie libéralisée, c’est encore possible sous Eltsine. Pendant ce temps la Chine rentre dans l’OMC avec la promesse libérale, et puis le Moyen-Orient refait surface dès 2001.
Au total, le pays balance : fatigue, déception, doute, hésitation à être un leader ou se replier dans sa sphère d’influence.
Parallèlement la vision géopolitique du monde de l’amiral Mahan reste influente, celle du groupe continental contre le groupe thalassocratique. La pensée de Spykeman y rajoute le rimland qui doit être dominé pour le contrôle du monde. C’est devenu l’indopacifique et c’est leur nouvelle vision géopolitique du monde et d’endiguement de la Chine. Sans compter le contrôle du rimland classique (l’Ukraine et le Proche-Orient).
La Chine, objectif 2049
EP : depuis les années 50-60, la Chine retrouve l’idée de la puissance. Le projet est de long terme face à la prééminence des États-Unis : rentrer dans les organismes, les subvertir ; les nouvelles « routes de la soie » redéfinissent les flux autour de la Chine ; les investissements massifs d’infrastructures sont vus comme les vecteurs de capacités d’influence, la première base extérieure à Djibouti est officiellement appelée « point d’appui logistique ».
PA : Pour préciser, la Chine pourrait-elle se retrouver face à face au Moyen-Orient avec les États-Unis ?
EP : La cartographie chinoise place depuis toujours la Chine au coeur du monde. Ce qui donne une vision très différente, de celle des analyses géopolitiques américains.
Sur le Moyen-Orient, la Chine pèse les rapports de force en travaillant sur les accompagnements des États locaux et des industries. Le commerce comme levier d’’influence s’avère gagnant, tout en permettant un contournement de la puissance militaire américaine.
La Russie à l’offensive
IF : la Russie a un grand intérêt pour les théories géopolitiques US et s’en sert pour justifier sa volonté de puissance. Dans les années 90, la Russie souhaitait être intégrée (le G8) mais comme associé et non partenaire ordinaire. Le malentendu a eu des conséquences qui ont alimenté la peur existentielle d’un déclassement définitif. Il faut bien comprendre que si les BRICs ont été un tremplin vers son retour en puissance, on retrouve la même angoisse de fond avec les Brics et notamment le poids de la Chine, à la fois amie et voisine encombrante. D’où l’accent mis sur un complexe militaro-industriel fort, notamment dans l’armement de pointe.
Le projet de désindoccidentalisation de l’ordre international reçoit des approbations en Afrique et au Moyen-Orient, via les médias russes en langue locale. La diplomatie russe est très active (cf. Les voyages de Lavrov). Mais l’idée d’un projet uniquement anti-occidental et exigeant une certaine déférence de petits pays peut déplaire. Avec les puissances régionales (Turquie, Arabie Saoudite, Iran), on n’hésite pas par contre à faire des compromis…
L’Inde cherche le multi-alignement
ML : Le « collier de perles » chinois, les frontières chinoises et pakistanaises – avec le port de Gwandar – sont sources d’inquiétudes et principale prise de conscience des Indiens. L’Inde se réapproprie cette stratégie, d’abord initiée par la Japon qui connait les mêmes inquiétudes géopolitiques C’est le premier ministre japonais en visite en Inde en 2007 qui avait évoqué l’alliance du quatuor États-Unis, Inde, Japon et Australie, présent dans un Indo-Pacifique élargi. . En passant par des partenariats qui tentent à contraindre la Chine dans ses actions.
Sur le Moyen-Orient, 9 millions d’Indiens travaillent dans la zone. L’Inde propose également des investissements dans les infrastructures africaines.
Sur le Sud Global, l’Inde porte une rhétorique anti-coloniale dans la continuité de son traditionnel non-alignement. Mais elle entre en contradiction avec les partenariats européens. Toujours est-il qu’il faudra que ceux-ci s’en habituent…
Conclusion : Quel serait selon vous leur pire cauchemar ?
LN : L’élection de Trump ouvrirait des perspectives imprévisibles…
EP : Que la Russie perde la guerre en Ukraine et que Taïwan se dote d’un programme nucléaire !
IF : La Russie, marginalisée par la Chine.
ML : Pour l’Inde, l’invasion de Taïwan par la Chine.
PA : Pour tous, le combat d’un joueur de poker contre un joueur de go ; ou d’un boxeur contre un sumo…