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Bonjour à tous et bienvenus dans le cinquième épisode de l’histoire de l’Indochine et des Indes orientales.
La dernière fois, nous nous étions quittés sur la mort d’Henri le Navigateur en 1460. Grand partisan des expéditions ultramarines, il quitte ce monde après que le Portugal a établi une tête de pont très ferme au Maroc et a commencé à organiser le commerce vers l’Afrique Occidentale. Et cette fois, je vous le promets, nous atteindrons l’Inde! Nous verrons les derniers instants d’un monde séparé en deux, le coup de marteau de Bartolomé Dias qui atteindra l’océan indien en 1488 et le début de l’inondation avec Vasco de Gama.
Si le Maroc avait acquis une importance propre, le développement du commerce africain dépendait beaucoup de la volonté d’Henri, ou en tout cas d’une volonté centrale. Les marchands avaient leurs marchés et leurs fournisseurs, l’exploration était trop hasardeuse et trop coûteuse. Bien plus simple de gérer les acquis.
Quand Henri meurt, l’impétus à l’exploration et surtout le financement royal se tarit. Il n’y a plus vraiment d’intérêt à la cour pour cela. Le Maroc est la priorité. Investir dans des expéditions au Maroc était une source de revenus fiable et rapide, comparée à des aventures lointaines pour découvrir une hypothétique route des Indes.
Sans soutien, l’exploration va donc végéter même si le commerce continue.
En 1469, le roi du Portugal va vendre le monopole du commerce de Guinée à Fernao Gomes, un bourgeois de Lisbonne. Ce genre de vente de licence et de monopole peut facilement nous rappeler les futures compagnies à charte royale comme les compagnies des Indes orientales. La vente de ce monopole, payable annuellement, ne contribuera qu`a 0.4% du budget royal.
Vu qu’il paye une licence annuelle fixe, Fernao va vouloir maximiser son profit en explorant la côte et en découvrant de nouvelles sources de revenus, d’autant que la couronne gardait le monopole du poivre de Guinée, la malaguette.
Contrairement à Henri qui accordait des licences à des marchands individuels, Gomes va organiser de larges expéditions de plus de vingt navires pour explorer les côtes d’Afrique sub-saharienne. Au début des années 1470, ils atteignent les mines d’or du Ghana et en 1475, il rachète le monopole du poivre.
1475 est aussi l’année où commence une guerre de succession en Castille, qui va provoquer une guerre maritime en Guinée. J’aimerais pouvoir m’étendre là-dessus mais malheureusement les sources manquent un peu.
Pour résumer, les portugais, prétendants au trône de Castille, vont se faire battre militairement sur terre mais détruire les flottes castillanes qui tentaient de court-circuiter le commerce portugais, notamment 35 caravelles castillanes ayant fait le trajet jusqu’aux mines d’or en 1478 et qui seront capturées dans le port africain. Mal organisés, les castillans vont perdre, ce qui légitimera le monopole portugais sur la région.
Cela s’inscrit dans le contexte de défense du monopole. Comme on l’a vu la dernière fois avec les bulles papales, le Portugal défend férocement ses marchés africains, surtout qu’il doit abandonner les Canaries aux pressions des Castillans, des français et des flamands. Certains marchands vont tenter de briser ce monopole, transmettant des cartes à l’ennemi, organisant des guerres de courses…
Les Portugais seront sans pitié. Ils apprendront une leçon capitale, une leçon qu’ils appliqueront en Asie. Les Portugais seront souvent en sous-nombre contre un vaste éventail d’ennemis. En restant unis, grâce à des actions décisives et un armement supérieur, ils pourront contrôler certains nœuds du commerce maritime.
L’énorme avantage de cette guerre est paradoxalement d’apporter la sécurité au Portugal. Le traité de 1479 va pouvoir mettre sur la table plusieurs contentieux comme le sort des Îles Canaries, les frontières terrestres, etc…
Après le traité, le Portugal pourra donc engager toutes ses ressources dans l’expansion maritime et coloniale, appuyée par l’or du Ghana, atteint en 1471.
C’est le roi Jean II qui dirigera cet effort à partir de 1481, lançant plusieurs expéditions vers le sud, atteignant notamment le Zaïre, sur la cote de la RDC en 1484.
Le capitaine, Diogo Cao, un des favoris de Jean II, rencontrera le roi de Kongo qui se convertira très rapidement au christianisme, dès les années 1490. On ne va pas s’attarder mais le royaume de Kongo est un de ces immenses empires africains, exploitant les ressources de l’intérieur, notamment l’ivoire. Ce sera le début d’une alliance entre le Portugal et le Kongo, renforcée par l’envoi d’un corps expéditionnaire portugais contre les ennemis du Kongo dans les années suivantes.
Notons rapidement que suite à la découverte de royaumes africains, le Pape publiera en 1481 la bulle Aeterna Regis, réservant aux portugais le droit de s’approprier les nouvelles terres ainsi que l’obligation de les évangéliser.
En 1486, c’est la Namibie qui est marquée d’un padrao, une borne de pierre marquant aux voyageurs postérieurs qui était là en premier et donc accordant le fameux droit de priorité au roi du Portugal.
On le voit sur une carte, avec la Namibie on se rapproche du cap de Bonne Espérance. La cote s’infléchit vers le Sud-Est et un hypothétique passage vers les Indes. Malheureusement le capitaine mourra et les marins retourneront vers Lisbonne.
Il ne fallait qu’un petit effort supplémentaire, peut-être avec un coup de chance. Il suffisait d’un rien pour qu’enfin, la route du Sud soit ouverte.
En août 1487, trois navires s’élancent du port de Lisbonne sous le commandement de Bartolomé de Dias.
Cela leur prendra cinq mois pour faire les 15.000 qui les séparent de leur objectif. 5 mois dans un bateau de la taille d’un 35 tonnes rempli de marins. Ils vont suivre la route établie par Diogo Cao quelques années auparavant, c’est à dire du cabotage en longeant les côtes d’Afrique occidentale depuis le golfe de Guinée.
Après cinq mois, la côte continue vers le sud. Jour après jour, toujours le sud. Jour après jour, la vigie, là-haut sur son mât battu par les embruns espère que la côte partira vers l’Est ou, oserait-on espérer, le Nord-Est, marquant la fin de l’Atlantique.
Mais rien ne vient.
En janvier, les hommes désespèrent alors que les bateaux atteignent les 40eme rugissants. Mais les vents s’accélèrent, les nuages s’assombrissent.
Une des plus importantes tempêtes de l’histoire de l’humanité se lève.
Pendant plusieurs jours, les vaisseaux de bois se feront ballotter par les flots déments.
Lorsque le vent se calme, que les vagues s’apaisent, ils peuvent rejoindre la côte. Ils vérifient leur boussole : orientation Nord-Est !
La tempête les a projeté 400km au-delà du cap de Bonne Espérance.
Il toucha terre à l’Est de l’emplacement actuel de Port Elizabeth et y dressa un padrao.
Nous étions le 3 février 1488 et la route des Indes était ouverte!
Il est dur de surestimer cet événement. Auparavant, on espérait vraiment qu’il y aurait un passage vers l’Océan Indien mais ce n’était pas sûr. Certains pensaient que l’océan Indien était clos, que l’Afrique se prolongeait sur son pourtour.
Même si l’Afrique offrait un passage, il aurait été possible qu’il soit trop au sud, dans les glaces arctiques ou qu’il rejoigne les royaumes hyperboréens.
Le voyage de Dias offrait la preuve définitive que le voyage était possible. Qu’on pouvait au moins rejoindre l’Océan Indien et ensuite, à Dieu va!
La dépendance des européens sur les réseaux commerciaux musulmans venait de prendre un coup fatal même s’ils n’avaient pas encore dit leur dernier mot.
Malgré ce qui nous apparaît comme un succès retentissant, du point de vue du roi du Portugal, ce n’était qu’une demi-réussite. Chacun de ces voyages est très coûteux et compliqué à organiser. Trouver des marins pour ce genre d’expédition semi-suicidaire est difficile et c’est souvent le lie de la société qui se retrouve à bord, retenez-cela, ça aura une assez grande importance plus tard.
Or, le but de cette expédition était certes d’atteindre l’Océan Indien, ce qui est bien gentil mais aussi de rejoindre des agents portugais, infiltrés dans les royaumes d’Afrique de l’Est. Encore et toujours, la quéte du Prêtre Jean guide les actions des portugais.
En 1487, dans le plus grand secret, deux agents portugais retrouvent des marchands juifs et des membres de la famille royale. Leur objectif est de s’infiltrer dans les royaumes musulmans, de pénétrer l’océan indien et de trouver le Prêtre Jean, que depuis on a localisé en Éthiopie, ou Abyssinie comme on l’appelle à l’époque.
S’en suivra une épopée digne d’un James Bond qui fera peut-être l’objet d’un podcast ultérieur. Dans les grandes lignes, un des espions mourra relativement rapidement et l’autre se fera passer pour un marchand arabe pendant des années, suivant les grands réseaux qui relient l’Inde et les Indes orientales à l’Afrique de l’Est, principalement la côte Swahili. Il ira jusqu’à Sofala, le point le plus à l’Ouest de ces réseaux commerciaux et une des villes les plus importantes de l’Afrique et de l’océan indien à l’époque, avec Kilwa un peu plus au nord. Sofala c’est juste en face de Madagascar, au Mozambique actuel.
Les marchands arabes y achetaient de l’ivoire et surtout des esclaves.
En revenant, il s’arrêtera à la Mecque avant de faire demi-tour vers l’Éthiopie pour y rencontrer le Prêtre Jean et nouer une alliance.
A l’époque, le royaume éthiopien est une mare de chrétienté dans un océan d’islam. Islam au Nord, à l’Est et au Sud. Le roi se vante de pouvoir arrêter le cours du Nil et condamner le sultan d’Égypte à mourir de faim si ce n’était pour sa foi et sa morale.
En soi, c’est un royaume qui résiste tant bien que mal, notamment grâce à sa paranoïa et sa géographie très montagneuse permettant la création de forteresses imprenables.
Mais l’espion portugais eut une mauvaise surprise : l’Éthiopie permettait aux étrangers de venir, mais interdisait formellement à quiconque de quitter le royaume ! L’espion se verra par contre attribuer des terres et une femme et y vivra de longues années en noble éthiopien, ne retournant jamais au Portugal.
Le retour de Bartolome Dias eut un énorme retentissement, particulièrement en Castille. Les portugais allaient atteindre les richesses des Indes d’un jour à l’autre ! Il fallait faire quelque chose.
Vers ce moment-là, un marchand génois va venir proposer un projet intéressant aux Rois Catholiques : naviguer par l’Ouest et atteindre les Indes. Ne plus être dépendant des arabes ! Ne pas devenir dépendant des voisins portugais !
Les castillans viennent de reprendre Grenade, le 2 janvier 1492, signant ainsi la fin de la Reconquista. Toute la péninsule ibérique est sous le joug chrétien. Les castillans ont donc leurs arrières assurées et de l’argent à dépenser. Investir dans le voyage de Colomb paraissait mineur par rapport aux retombées potentielles.
Tout le monde savait que la terre était ronde à l’époque. Les portugais ont même rejeté le projet de Colomb en 1488 après avoir assuré à Jean II que les distances étaient fausses.
Ils avaient raison ! Colomb avait mal calculé, ou s’était appuyé sur de mauvais calculs, notamment à cause d’une erreur de conversion entre miles romains et arabes. Rappelons que la géographie asiatique de l’époque leur vient de troisième ou quatrième main, rien de très fiable.
Persuadé de pouvoir atteindre Cipangu, le Japon, Colomb se met en route et on connaît tous la suite.
Coup de tonnerre évidemment, c’est au tour des Portugais d’avoir peur.
Comme on vient de le voir, les portugais pensaient bien que Colomb n’avait pas atteint les vraies Indes. Jouant sur la base d’un « tiens vaut mieux que deux tu l’auras », ils vont menacer d’aller prendre possession des terres découvertes, comme leur promettaient les premières bulles papales !
Les castillans prennent le bluff et acceptent de laisser au portugais l’Afrique, ils tenteront leur chance vers l’Ouest ! De là naît le traité de Tordesillas, arbitré par le pape en 1494.
Ce traité est le fruit d’une passe d’arme diplomatique entre portugais et castillans. Le 4 mai 1493, deux semaines à peine après le retour de Colomb, le nouveau pape annule en personne la bulle Aeterna Regis dont on a parlé plus tôt et la remplace par la bulle Inter Caetera. Cette bulle dit que toutes les terres à l’ouest des Açores seront la propriété des espagnols ! Inacceptables pour les portugais !
Les portugais vont forcer une renégociation, qui aboutira donc sur Tordesillas.
Ce traité va séparer le monde en deux, à 370 lieues des îles du Cap Vert les Espagnols, à l’Est, prenant l’Afrique et l’océan indien, les Portugais. Mais, remarquerez-vous, la terre est ronde, il se passe quoi de l’autre côté ? Et bien on verra quand on y sera fut l’idée générale. Pour l’anecdote, les Espagnols vont se faire entuber par les Portugais qui ont de biens meilleurs cartographes. Pour la seconde anecdote, le traité est légèrement plus progressif que beaucoup de traités plus modernes, comme la conférence de Berlin. En effet, le traité stipule l’acceptation de la domination par les peuples locaux.
Se voyant rasséréné sur le fait que les castillans ne viendront pas sur leurs plates-bandes, les Portugais vont préparer le voyage très connu de Vasco de Gama. En 1498, Vasco va donc s’élancer sur les hautes mers et, faisant une grande boucle passant plus près du Brésil que du Congo, atterrira très proprement à cent kilomètres à l’Est du Cap, dans l’océan indien après trois mois et 7500km de haute mer.
Hmm. Il n’y a rien de bizarre ? En 1488, Bartolomé passe dans l’océan indien, tout le monde est ravi, etc… Puis, plus aucun voyage pendant dix ans ? Et dix ans après, ils donnent à un capitaine dont les annales ne rapportent que peu d’expérience préliminaire une des expéditions les plus coûteuses de l’époque ? Et en plus cette expédition, prenant une route complètement différente de la précédente, beaucoup plus dangereuse car passant en pleine mer, va arriver exactement là où il l’avait prévu ?
Rajoutons une autre couche : le voyage de Colomb dura 33 jours de pleine mer et vers la fin, les marins étaient nerveux et faillirent se mutiner. Vasco de Gama passa trois mois sans voir la terre.
Nous avons accès au journal de bord d’un membre d’équipage de Gama et loin d’être inquiet, comme on pourrait l’être en explorant une nouvelle route sans voir terre pendant si longtemps, il n’en parle même pas. Mais pas du tout ! Ils partent le 22 août du Portugal et la prochaine étape est l’Afrique du Sud le 4 Novembre.
Dernier point, les voyages espagnols semblaient être largement au-delà de la sphère d’influence portugaise et de la route de Dias qui longeait les côtes. Pourquoi donc cette insistance à pousser la limite de Tordesillas à 30 lieues du Cap Vert au lieu de la limite initiale des Açores ? Je veux dire, qu’ils veuillent plus de place je peux comprendre mais 370 lieues c’est quand même assez précis. C’est une limite qui prend assez largement la future route de Vasco de Gama et mord même le Brésil. Pratique.
Je vais donc vous dévoiler un secret, un des grands secrets de la couronne portugaise, gardé pendant si longtemps qu’il tomba dans l’oubli, comme Covillham, l’espion portugais qui disparut du monde dans l’antique royaume d’Abyssinie.
Entre 1488 et 1498, plusieurs dizaines de voyages secrets prirent place, traçant et explorant la voie des Indes, laissant le champ libre à une expédition officielle menée par Vasco. Nous avons plusieurs indices. En plus des problèmes que j’ai expliqués juste avant, les entrepôts royaux ont reçu commande d’énormes quantités de nourriture de mer, des biscuits par exemple, sauf que ces commandes ne sont liées à aucun voyage ! Aucune destination n’est indiquée pour de la nourriture couvrant des mois et des mois de trajet.
Mais ce n’est pas tout ! En 1500, Ibn Majid, un marchand arabe se pose à sa table et prend sa plume, écrivant « la Route de Sofala » ou Sofaliya en VO. Dans ce poème, il raconte comment en septembre 1495, des navires européens arrivèrent au large de Sofala et, pris dans la tempête, coulèrent. 1495, c’est deux ans avant le départ de Vasco de Gama, et déjà des européens dans l’océan indien ! Les Grandes Découvertes comme on les appelle furent donc vraiment le jeu d’un travail d’équipe et pas juste l’exploit d’un homme.
Le 18 mai 1498, suivant les routes établies par d’innombrables marins avant lui, sur des bateaux construits par Bartolomé Dias, Vasco de Gama atteint le fabuleux port de Calcutta, joyau de monde et un des plus grands marchés de l’océan indien et donc de la planète.
Fatigué après des mois de voyage, Vasco de Gama enverra un de ses hommes, un degredado sur le rivage. Les degredados étaient des repris de justice à qui on avait donné le choix : partir avec l’expédition et accomplir des missions suicides ou l’échafaud.
Ce degredados déambulera dans les rues trépidantes de Calcutta quand on l’interpelle en Castillan.
« Par le Diable ! Que fais-tu donc ici ? »
Un marchand tunisien selon certaines versions, un ex-esclave espagnol converti à l’Islam.
Entendant cela, Vasco de Gama répondra cette phrase si emblématique du siècle à venir.
« Nous sommes venus chercher des chrétiens et des épices. »
Dans le prochain épisode côté Européen, nous étudierons les préparatifs de l’expédition de Gama et le voyage lui-même, riche en rebondissement. Il est aussi grand temps de faire un épisode côté Vietnamen avec le grand empereur Le Than Ton qui transformera le pays comme jamais auparavant.