SANG, TERRES ET COLONISATION : LE NAZISME ET LES PAYSANS
Johann CHAPOUTOT

18/12/2012

L’intervention part du slogan programme « Blut und Boden », un projet de régénération racio-biologique de la nation allemande.
Le sang (Blut) et le sol (Boden) renvoient aux notions de racine et d’éternité.

  • Racine :
    la race nordique germanique est autochtone, c’est-à-dire née de sa terre. Cette idée vient d’une théorie de la Renaissance reprenant Tacite qui parlait de « Germania indigenae » autrement dit de Germains nés de leur propre terre. Les nazis représentaient souvent la race nordique comme un arbre, soit une nécessité naturelle et une vision biologique. Tout greffon devait être rejeté, ainsi les « déracinés » juifs.
    La race nordique migre pour coloniser donc mettre en culture, civiliser, les nazis estimant que toute œuvre majeure de l’histoire venait du sang nordique. A l’opposé les juifs migrent pour détruire en se répandant comme un virus. Ils auraient ainsi détruit la Rome antique, la Russie bolchevique et l’Espagne d’avant Franco.
  • Eternité :
    C’est celle des œuvres de la création germanique, c’est celle de la culture classique. L’art nazi était néoclassique, fasciné par l’Antiquité expression du génie nordique.
    Exemple : Vénus au tribunal (1941), film se passant sous la République de Weimar. Un jeune artiste classique, pauvre, n’arrivant pas à vivre de son art décide d’enterrer une de ses statues. Elle est découverte et passe pour une œuvre éternelle. Il la revendique, d’où un procès et de plaidoiries contre l’art contemporain dégénéré et pour la valeur éternelle de la race.

Le sol est éternel, le sang doit l’être aussi. Il faut le protéger des mélanges, donc les nazis mettent en place une politique d’eugénisme raciste et l’expulsion prophylactique des étrangers et des juifs. Ils rendent législativement et réglementairement la vie impossible pour les allogènes. Ils retranchent aussi, après mélange, par la castration chimique et l’assassinat : ainsi les 700 « bâtards rhénans », nés de mariages entre des Allemandes et des Français, qui ont été castrés après 1933 et gazés après 1939.

Le sang doit retrouver le sens de la terre. Le nazisme reprend la critique de la modernité industrielle et urbaine, fréquente depuis la fin du XIXe siècle en Europe et depuis 1918 dans les régimes autoritaires (sauf l’URSS). Sont critiqués l’exode rural synonyme de déracinement et l’urbanisation qui entraîne la solitude et le vice, autant de menaces pour la race nordique. La modernité c’est l’asphalte, la pollution, l’insalubrité, la nervosité, l’aliénation etc… Elle est produite par les juifs, peuple nomade, déraciné, fainéant, qui hait la terre, le travail, le monde et lui-même, et se réfugie dans l’ivresse de la vie urbaine moderne. Les nazis parlent souvent d’Asphaltjuden . La spécificité nazie réside dans cette imputation aux juifs. Par exemple le ghetto juif est présenté comme caractéristique de la vie urbaine dans le cinéma nazi : cf. Der Ewige Jude (1941) ou Le Juif Süss.

La ruralité est la vertu : bon air, rapport à la terre, vie communautaire (Gemeinschaft), temporalité du jour et des saisons, beauté du corps physique etc. Le retour à la terre est réclamé par Richard Walther Darré, ingénieur agronome et raciologue dans les années 1920 (cf. La paysannerie comme source de vie de la race nordique ; 1928). Il est remarqué par Himmler, entre à la SS en 1931 et devient en 1933 Reichbauernführer (Führer de la corporation des paysans dont la devise est Blut und Boden corporation très puissante qui obtient en 1933 la propriété agricole héréditaire). Darré organise annuellement entre 1933 et 1937, début octobre, une gigantesque cérémonie de célébration de la vie agricole. Plus de 100 000 paysans par an réunis en Saxe inférieure au Buckeburg. Ensuite, il devient ministre de l’agriculture et de l’alimentation (1933-1942). En décembre 1931 il dirige l’Office central de la Race et de la Civilisation dans la SS qui prépare la conquête et la colonisation de l’Est de l’Europe et qui autorise les mariages dans la SS.

Les nazis ont mené une politique d’encouragement légal, financier et symbolique à la paysannerie. Par exemple de nombreux chercheurs documentent et filment (mais comme les folkloristes depuis la fin du XIXe) la paysannerie comme conservatoire de la race. S’ajoute une politique de colonisation effective. Il y a une colonisation allemande depuis le Moyen Âge

  • Ultramarine : le Ghana dès le XVIIe, l’Afrique à la fin du XIXe. En 1919 les colonies allemandes passent cependant sous mandat de la SDN.
  • Continentale surtout, les chevaliers teutoniques étant reliés idéologiquement à la colonisation au XIXe siècle à l’Est. En 1919 l’Allemagne perd la Prusse orientale et est repoussé vers l’ouest.

Les nazis réclament la révision du traité de Versailles sur les colonies et sur les terres perdues à l’Est de l’Europe, considérées comme des espaces de colonisation allemande depuis le Moyen Âge. Dans Mein Kampf, Hitler explique que la race nordique doit acquérir un espace vital à l’Est, c’est-à-dire un espace nécessaire à la survie de la race. Pour les nazis la conquête sera facile car ces espaces ne sont pas peuplés sauf par les Slaves (qu’ils considèrent comme des animaux à forme humaine à l’instar de la vision française des Africains par exemple). Les nazis estiment donc que ces terres sont libres de droit car pas mises en valeur.
Dès 1939, ce discours devient une pratique. La guerre en Pologne, très brutale, vise à terroriser et briser l’ennemi. La Pologne est divisée en deux :

  • au sud le Judenreservat pour les juifs.
  • au nord le Wartegau espace libre de juifs destiné à la colonisation et à la re-germanisation et confié à la SS et à l’Office central de la Race et de la Civilisation de Darré.

Les paysans polonais sont expulsés ou tués et remplacés par des paysans germaniques rapatriés d’URSS dans le cadre du pacte germano-soviétique qui prévoyait la déportation des germanophones de Russie (Volga XVIIe siècle) vers l’Allemagne par centaines de milliers. Ils sont réceptionnés dans des camps de transit par la SS (Volksdeutsche Mittelstelle ou VoMi) qui les étudie raciologiquement et les affecte à des lots agricoles. Ces opérations sont très médiatisées en Allemagne par la propagande, et demandent une logistique et des frais énormes.
Elles sont poursuivies après l’invasion de l’URSS. Elles avaient été planifiées dès 1940 dans le Generalplan Ost par des universitaires et des hauts fonctionnaires SS. 30 millions de Slaves considérés comme esclaves sont appelés à mourir à moyen terme au travail. Le plan va jusqu’à élaborer des villages modèles, du matériel agricole spécifique, un « TGV » Berlin-Moscou. Cet aménagement de l’espace est notamment conçu par le géographe Walter Christaller (théorie des espaces centraux). Enfin, pour l’après-guerre, est envisagé un plan de lotissements pour des vétérans SS qui garderont une marche du Reich. Le projet a été partiellement réalisé.

Limites et échecs de la politique nazie

  • les nazis n’ont pas toujours mis de la « bonne volonté » à réaliser cette politique qui était en contradiction avec la politique d’industrialisation du Reich.
  • La colonisation paysanne a été limitée par la guerre : plus aboutie dans le Wartegau jusqu’à l’arrivée des Soviétiques en 1944 ; plus fragile à l’Est, la VoMi ne pouvant protéger les paysans colons contre la guérilla des partisans soviétiques. Deux projets ont été réalisés : Zamosc en Pologne, Hegewald en Ukraine.
  • Limite économique : sauf à l’Est, le monde paysan n’est plus une priorité dès 1936 (plan de quatre ans). Darré proteste et finit par démissionner en 1942.
  • Limite sociale : la guerre vide les campagnes, les paysans devenant soldats (18 millions de soldats allemands en 1939-1945).
  • Limite environnementale : les nazis n’ont pas inventé l’écologie malgré la législation de 1933 sur la protection des animaux et de 1935 sur la nature qui étaient en fait de projets de Weimar promus après 1933 par les lobbies de protection de la nature. Ces projets n’ont jamais été appliqués, les nazis ont détruit la nature en développant dans le cadre de l’autarcie une agriculture hyper intensive et hyper chimique.

Conclusion : le nazisme voulait se présenter comme un discours radicalement anti-moderne assez fréquent depuis la fin du XIXe mais doublement original par la causalité juive et le projet de colonisation à l’est. Le nazisme était en fait résolument hyper moderne dans sa pratique d’aspiration des populations des campagnes au service de l’industrie lourde et de la guerre.