La Mort est dans Paris, la grande œuvre de l’historien britannique Richard Cobb, vient d’être rééditée en français par Anacharsis. La première édition, sur initiative de Michel Vovelle, remontait à 1985. Pierre Serna, professeur d’histoire moderne à Paris I- Panthéon Sorbonne, spécialiste du radicalisme révolutionnaire, a beaucoup oeuvré pour cette réédition et répond ici aux questions de l’éditeur.
Éditeur : Comment l’oeuvre de Richard Cobb est-elle intervenue dans votre parcours de chercheur ?
Je me suis d’abord consacré aux nobles révolutionnaires, ceux pour qui l’engagement républicain était le moins évident. Puis, je me suis intéressé aux milieux qui étaient les plus à gauche de la révolution et enfin aux sans-voix, c’est-à-dire à ceux pour lesquels la Révolution prétend agir, sans jamais vraiment les inclure. Ces invisibles, ceux qui sont citoyens sans jouir de cette citoyenneté (pauvres, analphabètes, femmes, esclaves…), ont laissé très peu de traces. J’ai alors entrepris le classique mais indispensable travail de dépouillement des sources et d’examen de l’historiographie. Très vite, le nom de Richard Cobb est apparu.
Fils d’un officier anglais, le jeune Cobb arrive en France en 1937, en plein Front Populaire. À la Sorbonne, il découvre la Révolution mais voilà que la guerre le happe. Il devient un officier de liaison avec l’armée tchèque. Comme Richard Cobb aime la France, il y revient après-guerre et se dit « anglo-français ». Moment décisif, il rencontre Georges Lefebvre, immense historien de la paysannerie révolutionnaire. Sur les conseils de son nouveau mentor, Cobb travaille sur les villes, sur le mouvement ultra-révolutionnaire, sur les hébertistes. Avec Albert Soboul et Georges Rudé, il est l’un des « trois mousquetaires » de Lefebvre. Un thème retient son attention , celui des « armées révolutionnaires ». Apparues à l’été 1793 quand le peuple décide de s’armer comme les patriotes américains, ces milices se mettent à surveiller la réquisition des grains dans les campagnes. Rappelons que depuis 1775, les récoltes sont mauvaises et que l’approvisionnement des villes est défaillant. Durant six mois, ces armées tentent de régler le problème par elles-mêmes. Effrayée, la République ne tarde pas à les supprimer.
Éditeur : Il y a donc eu rencontre avec l’oeuvre mais y a-t-il eu rencontre avec sa méthode ? L’homme divise…
Une légende sulfureuse s’est attaché à Cobb. L’homme serait un alcoolique notoire, un homme incontrôlable et un libertaire. Richard Cobb est surtout un historien très organisé et un bourreau de travail. Sa méthode n’est certes pas académique mais elle existe. C’est un fou d’archives, ce qui n’est pas si évident dans la communauté des historiens. Grâce à sa femme qui travaille à la SNCF, il a voyagé dans quarante dépôt d’archives départementales pour éplucher les « Séries L ». Cobb multiplie les notes sur les pauvres, les hôpitaux, les dépôts de mendicité, les prisons, les comités de bienfaisance, les listes des assemblées primaires, etc. Rien ne lui échappe.
La nuit, il adore rencontrer des petites gens, aller dans les bistrots. Cela nourrit une intuition : la France de 1937-1945 aime la tradition sans être conservatrice et n’est pas si différente de celle de la Révolution. Le bistrot serait d’ailleurs une sorte d’héritage révolutionnaire.
Il revendique, autre particularité, une « capacité imaginative » à une époque où la fiction littéraire, télévisuelle ou cinématographique s’efforcent aussi de brosser le tableau de 1789. À partir d’inscriptions sur des listes, de données éparses et minuscules, Cobb cherche à recréer des vies. C’est de la fiction certes, mais une fiction ultra-contrôlée. Cobb chercher à saisir une réalité plus qu’une vérité. En parallèle, il dévore la littérature française de l’après-guerre, surtout celle qui décrit la province. Accumulation d’archives, empathie réelle, imprégnation littéraire : voilà la méthode Cobb. Qu’est-ce qui ressort de tout cela ? Que le peuple agit d’abord parce qu’il a faim et que le peuple est épris de liberté et n’aspire qu’à être son propre patron.
Éditeur : Cobb tente de dresser le portrait du « sans-culotte nobody ». Que pouvez-vous en dire ?
En 1795, toutes les décisions du Comité de Salut Public prises sont abrogées, notamment celles qui fixaient les prix et les salaires. La paupérisation augmente dramatiquement. À cela, s’ajoute un accident climatique, le grand hyver de l’an III. À Paris, les approvisionnements en nourriture et en bois de chauffage sont très insuffisants. On a enregistré une surmortalité inhabituelle de 30.000 morts. Cobb travaille alors sur les morts de misère et, notamment, sur les suicidés, c’est-à-dire ceux qui ont choisi de provoquer la mort plutôt que de l’attendre. 404 personnes sont identifiées. Cobb s’intéresse aux descriptions des corps et aux petits objets qu’ils portaient (breloques, boucles d’oreille…). Je n’en dis pas plus pour laisser au lecteur le soin de découvrir cette enquête.
L’histoire d’amour avec la France se termine mal. Albert Soboul et Cobb s’éloignent, pour des raisonspolitiques. Par ailleurs, Cobb déteste la Constitution de 1958, le général du Gaulle, la France nouvelle qui se dessine. La destructions des Halles et du quartier de Beaubourg sont pour lui la fin du vrai Paris. Enfin, Cobb ne comprend rien au mouvement de mai 68, aux jérémiades des étudiants bourgeois des facultés parisiennes. Il ne perçoit pas le mouvement ouvrier qu’il y a derrière. Conscient qu’il n’aura pas de poste à l’université, il obtient un emploi à Oxford et rentre en Angleterre. Ce livre est le dernier sur la Révolution française.
Questions de la salle:
Quels fonds d’archive peut-on utiliser ?
Pierre Serna : Ceux du Département de la Seine, aux Lilas aujourd’hui (D4 U1 16). Les archives municipales ont brûlé pendant la Commune en 1871. On peut aller aussi aux Archives de la Préfecture de Police de Paris, indépendamment des Archives Nationales et de la Bibliothèque historique de Paris.
Question : Cobb était-il engagé politique ? Sur quoi portent ces livres ultérieurs ?
Pierre Serna: C’est un solitaire. Il travaille dans un groupe très proche du PCF mais il reste à côté. Son idéal est libertaire, fait de démocratie directe. Il estime que les dominants sont toujours les gagnants et se montre un pessimiste par rapport à d’autres. Les 16 autres livres racontent le XXe siècle anglais à travers ses incursions à la campagne.
Question : Soboul donnait l’impression d’être plutôt en marge du PCF. Qu’en est-il ?
Pierre Serna : Il y a une histoire à écrire des intellectuels communistes français. On est toujours le communiste libre d’autres communistes. Soboul assume la ligne du parti à partir de 1962-1964. C’est Richard Cobb qui a coupé les ponts, sans que Soboul comprenne d’ailleurs. Cobb disait que Soboul s’intéressait à l’hébertisme alors que lui s’intéressait aux hébertistes.
Question : Cobb a-t-il fait école ?
Beaucoup d’étudiants ont travaillé comme Cobb. Par exemple, Frédéric Régent s’intérèsse aux micro-détails dans les procès que les esclaves guadeloupéens intentaient contre leurs maîtres.