Stratégies d’influence : érigée comme priorité stratégique et nouvel axe de conflictualité, l’influence correspond à toutes les stratégies non-militaires mises en place par les belligérants pour peser sur des conflits, qu’ils les concernent directement ou non. Cela donne lieu à un format de « guerre hybride » regroupant un ensemble de techniques, de méthodes et d’outils pour parvenir à ses fins. La « guerre d’influence » donne lieu à plusieurs réponses de la part des États, qui augmentent leur vigilance à ces menaces, créent différentes structures dans le but de s’adapter à ces enjeux cruciaux. Quels sont alors les effets concrets de cette adaptation ? Comment analyser et répondre efficacement à ces nouvelles menaces aux niveaux national, mais aussi européen et international ?

 

Pour cette nouvelle table ronde des RSMed Alexandre Jubelin, docteur en histoire moderne de l’Université Paris-Sorbonne, créateur et producteur de deux podcasts : Le Collimateur , podcast francophone sur les questions militaires et stratégiques, et Le Rétroviseur, podcast de la revue Entre-temps consacré aux articles de recherche en histoire. Il a réuni autour de lui des spécialistes reconnus :

Marie-Doha Besancenot est Secrétaire générale adjointe pour la diplomatie publique à l’OTAN. Elle est diplômée de l’École Normale Supérieure, titulaire d’un DEA d’anglais et d’un master d’études allemandes.

Maxime Audinet est chercheur en « Stratégies d’influence » à l’IRSEM. Spécialiste de la Russie, il est titulaire d’un doctorat en études slaves et en sciences politiques de l’université Paris Nanterre.

Blandine Chelini-Pont est professeure d’histoire contemporaine à l’Université d’Aix- Marseille et docteure en droit. Elle est responsable de l’axe droit et religions du Laboratoire Droit et Mutations Sociales de la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence.

Nad’a Kovalčíková est analyste principale en charge du portefeuille de la sécurité transnationale à l’Institut d’études de sécurité de l’UE (EUISS) et directrice du projet « Countering Foreign Interference ».

 

 

Alexandre Jubelin : Pourquoi et comment ces questions de désinformation, de stratégies d’influence sont devenues une préoccupation pour l’Otan ?

Marie-Doha Besancenot : l’Otan est à la fois militaire et politique. On parle tous les jours de la désinformation tant cette question prend de poids. Il est vital de gagner les batailles de l’information et de l’influence. On ne peut plus communiquer comme il y a 5-6 ans, pour avoir de l’influence il est nécessaire de prendre en compte la désinformation.

Sommet de Vilnius : menaces hybrides d’acteurs divers s’attaquent à nos sociétés dans leur ensemble, menaçant jusqu’à nos démocraties. En résultent 4 points :

1 – déclaration d’unité des membres

2- les diverses ingérences, attaques de désinformation pourraient provoquer la mise en application de l’article 5 de l’OTAN, au même titre que des attaques armées

3- travail de résilience interne

4- encouragement aux alliés, et de matière coordonnée.

Il est possible de retrouver ici l’intégralité du texte de l’OTAN concernant le cadre de la désinformation : https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_219728.htm?selectedLocale=fr

Les récits russes n’ont guère changé depuis l’URSS. (En 2006, dans le bureau des légendes échange entre Malotru et le directeur adj du KGB à ce sujet ; l’occasion de rappeler combien cette série est passionnante).

Recherche de relais partenaires pour contrer les récits et les publics cibles là où ils sont. Plutôt que rester à l’approche institutionnelle, volonté de promouvoir des approches plus indirectes. Le vrai défi c’est de rater les publics ciblés ou d’arriver trop tard, alors qu’ils sont désinformés. Analyser les processus qui conduisent les gens à passer des médias aux sites complotistes, analyser les images (OSINT) sont au coeur des stratégies d’influence.

Ainsi on déclassifie et informe sur les exercices y compris nucléaires avec des images. Rassembler non seulement les alliés mais des « groupes de bonne volonté » sont des axes prioritaires.

 

 

AJ : Le poids pris par la menace russe explique entre autre le développement d’un nouvel outil de recherche nommé Coruscant, auquel vous participez Maxime AudinetManifeste de CORUSCANT Pour l’émergence des nouvelles études russes !. Qu’en est-il de cette menace russe ?

Maxime Audinet : l’influence informationnelle fait partie l’ensemble des pratiques utilisées par l’influenceur du soft power au sharp power dans le cadre des stratégies d’influence.

En Russie :

  • les acteurs médiatiques (RT et Spoutnik, présentés comme médias alternatifs et contre informatifs) NB les chaines ne sont pas interdites de contenu mais de diffusion. Elles peuvent émettre des contenus RT France est devenu RT Afrique avec un récit néo-colonial.
  • Les fermes de trolls (étoiles de David à Paris / 1952 svatiskas en RFA), acteurs dépendants de l’État ou non et affranchies des tutelles étatiques lourdes.

  • Défense et services de renseignements (utilisant les héritages des services secrets soviétiques)
  • Des acteurs non-russes favorables au Kremlin dans des pays peu investis par les médias traditionnels ou des populations peu informées (Radio Centre-Afrique tenue par Wagner)

 

AJ : Que devient la galaxie Prigogine ?

Continuité dans la fragmentation. L’État russe a cherché à récupérer des parties du réseau. La majeure partie continue de légitimer les pouvoirs africains contre la France.

AJ : Nad’a Kovalčíková, quelles sont vos approches et recherches face à ces questions de désinformation ?

Nad’a Kovalčíková : je travaille sur les mêmes types de menaces (informationnelles, économiques, sensibles quant à la sécurité nationale) les processus de fabrication des menaces informationnelles envers les médias sociaux.

Il n’est pas suffisant de contredire les récits produits. Vérité contre vérité. Comment toucher les gens influencés par ces récits. Les influenceurs des RS sont des paravents possibles pour les officines de désinformation voire des complices. La difficulté est d’anticiper les menaces. Par exemple la chine est très active au niveau de l’intelligence artificielle. Il est nécessaire de coordonner les efforts en matière d’IA. Les cibles sont nombreuses : big tech, start up, gouvernements, groupe d’influence, médias.

Ne pas oublier que la désinformation vient également de l’intérieur des sociétés démocratiques sans avoir besoin d’informations extérieures, notamment des RS et des big tech themselves. La situation est de ce fait critique pour l’UE.

AJ : Quelles sont les implications d’autorités religieuses en Russie ou ailleurs ?

Blandine Chelini-Pont : le levier religieux est mobilisé par les États, et réseaux d’acteurs qui vont des partis aux milices criminelles et terroristes. Le discours religieux s’est diffusé comme un discours d’explication des conflits antagoniste et manichéen.

Une installation qui remonte aux Frères Musulmans mais sans exclusive. La globalisation culturelle et la mobilité humaine n’occulte pas le fait religieux comme survivance profonde liée à la psyché collective. L’instrumentalisation par les puissances politiques est concomitante, leur permettant d’obtenir une légitimité, voir une projection de puissance territoriale.

AJ : Quelles couches du mille-feuille ?

L’impérialisme européen durant 4 siècles a engendré rejets transformés en nationalismes mais aussi avec l’Égypte en un revival islamiste. Vision binaire : caractérisation de l’humiliation et nécessité d’une restauration d’une pureté originelle. Ce fut le cas pendant la Guerre froide avec la coloration religieuse du monde libre. Sans rien avoir à redire sur l’expansion du salafisme à partir de 79. Intégration de la théorie du choc des civilisations (Huttington) qui a essaimé dans plusieurs espaces et connu une grande prospérité dans les opinions publiques.

Exemple de la Russie dans l’ouvrage « La Sainte Russie contre l’Occident » (auteure Kathy Rousselet, Sciences Po Paris). La religion est utilisée de façon systématique par le pouvoir avec un messianisme conservateur offensif contre l’Occident déchristiannisé, libéral et dégénéré, ainsi que l’ennemi ukrainien.

AJ : Comment peut-on contrer efficacement ces messages, ces stratégies d’influence ?

MA : projet de recherches avec Britanniques et Canadiens sur les messages reçus de Russie. Étudier la perception des gens peut se faire par des études de sondages avec la difficulté de biais cognitifs : ex d’où vient le sentiment anti-français ? Les chinois seraient moins efficaces selon l’Otan, malgré des investissements massifs par exemple dans des bots automatiques. Mais ils sont surement appris…

AJ : Comment convaincre les plateformes de pratiquer des formes de modération ?

NK : les RS font partie d’un écosystème occidental avec ses règles. Gosses et petites plateformes n’ont pas les mêmes intérêts ni les mêmes façons de résister aux régulations comme celles tentées par l’UE. Ne pas oublier qu’elles fournissent aujourd’hui la majorité des  infos aux plus jeunes.

Quant à celles hors occident elles sont pilotées par les États autoritaires.

Cela risque d’être encore plus compliqué avec les entreprises de l’IA qui vont non plus diffuser mais manipuler les infos. Contrôler, réguler Tik Tok qui vient de Chine est un sacré challenge. C’est le cœur du projet de l’EUISS.

MDB : l’UE est-elle impuissante ? En France, création en 2020 une agence VIGINUM qui se concentre sur les ingérences étrangères. Poids décisif de la capacité à attraper la désinformation à la source, par la coordination des efforts, avec implication plus forte des plateformes à la source de ces campagnes, en tant que supports.

BCP : le développement des RS a favorisé l’audience des groupes radicaux religieux (Ulémas saoudiens, Ayatollahs chiites) abondamment pourvus en RS

L’institut Montaigne a crée une carte des nombreux comptes radicaux (Amine El Karaoui )

 

 

Stratégies d’influence – Questions du public

 

Q1 – Question du relativisme ? RT et RFI ou FR24 ?

MA :  dire que ces médias se différencient par leur origine politique ne suffit pas. Ce qui est à noter selon Maxime Audinet, c’est la réactivité rapide de RT sur les infos sensibles pour l’État russe. Cf des termes qui disparaissent du discours après la loi de censure de la Douma du 3 mars 22 (« invasion », par ex) ou qui émanent du pouvoir (des éléments de langage officiels). Ce qui n’est pas le cas pour RFI ou FR24 peu perméables aux demandes du gouvernement français.

Pour les « whataboutistes«  : l’information compromettante est noyée. L’espace informatique est conçu comme un lieu de confrontation idéologique ou la réalité factuelle n’est pas supérieure à la croyance d’un camp.

Q2 :  Nos démocraties ne sont elles pas sur la défensive ?

MDB « nous n’avons pas de proxys, mais des partenaires que nous devons mobiliser. » L’OSINT  est un de ces leviers, puissant, qui est à valoriser.

MA : la France s’est dotée depuis octobre 2021 d’une doctrine de lutte informatique d’influence, il ne s’agit donc plus de subir mais bien d’être proactifs.

 

Il ne s’agit pas de défendre le mensonge systématique, même si ceci peut arriver aux démocraties. Il s’agit de proposer des récits, parfois sélectifs, mais aussi et surtout de respecter des valeurs. Déclassifier, communiquer, comme au moment de l’affaire de Gossi, fait aussi partie de cette approche offensive.

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Avec une expertise au service d’un réel effort pédagogique, sur un sujet qui peut paraître technique et complexe, cette table ronde s’achève sous les applaudissements nourris de la salle. Nous en retiendrons que chacun, à sa place, peut participer à ce nécessaire effort de lutte contre la désinformation.