L’intervenant, Cyril Roussel, est un géographe rattaché au laboratoire Migrinter de l’université de Poitiers, qui constitue la référence en géographie française dans la cadre des études sur les migrations. Spécialiste de la Syrie (c’était le thème de sa thèse), Cyril Roussel est de fait devenu référent sur le conflit syrien avec la crise du régime depuis le tournant des années 2010 dans le cadre du Printemps Arabe. Son domaine de travail s’est aussi agrandi pour inclure l’Iraq, qui, avec l’État islamique, a présenté des points communs avec la Syrie. Cyril Roussel vient d’obtenir pour 3 ans un poste à Erbil en Iraq, afin de travailler pour l’Institut Français du Proche-Orient.

 

 

L’intervenant rappelle tout d’abord en introduction la spécificité de son intervention en termes migratoires : elle portera plus sur les déplacés que sur les réfugiés, les déplacés n’étant pas au sens strict des migrants, faute d’avoir franchi une frontière internationale. Mais ce choix part d’une réalité : s’il est très difficile de quitter la zone pour migrer à l’international (par exemple en passant par la Turquie), il est en général bien plus dangereux et difficile encore de circuler à l’intérieur de la Syrie et de l’Iraq, avec les nombreux check-points tenus par les différents camps, à commencer par l’État islamique (bien qu’il se soit largement rétracté depuis 2015). Le fonctionnaire syrien qui part chercher son salaire à Damas risque ainsi sa vie. Le conflit syrien a fait 5,5 millions de réfugiés mais 6,5 millions de déplacés, ces derniers étant donc un peu plus nombreux. En Iraq, les crises à répétition depuis les années 1980 ont fait bien plus de déplacés internes que de réfugiés, culminant sous la période 2014 (année du changement de nom de l’État islamique avec la prise de Mossoul) -2017. En Europe, le cas le plus médiatisé a été celui des Yézidis à l’été 2014 ; avant, ils étaient protégés par les peshmergas du PKK, ces combattants kurdes. Daesh a voulu les exterminer. Tout l’enjeu du Moyen-Orient en général et de la Syrie en particulier est qu’il y a non pas un conflit mais une succession de micro-conflits à l’intérieur de chaque pays, constituant une sorte de millefeuilles de populations déplacées. Le processus est complexe à gérer. Il y a des mélanges avec des compatibilités et des incompatibilités, des populations incluses et des populations exclues ; certaines personnes sont donc déplacées plusieurs fois au cours de leur vie. Il leur faut connaître les frontières mais aussi les routes pour survivre.

 

Dans la région, les communautés religieuses et confessionnelles se doublent de logiques d’antagonismes claniques et tribaux anciens. Les populations sont très mélangées, avec une imbrication à une échelle très fine des familles et des individus. Si Kurdes et Arabes peuvent se battre de manière générale, sur un micro-territoire des Kurdes et des Arabes peuvent ne pas se battre voire être alliés au titre de solidarités familiales et claniques anciennes. Il ne faut donc ni essentialiser ni généraliser. Mettre des aplats sur une carte pour présenter les territoires contrôlés par des groupes rivaux donne une idée mais cela masque la complexité des choses. Les rebelles restent en réalité très fragmentés, avec rien que pour le sud de la Syrie une soixantaine de groupes, financés par la CIA et l’Arabie Saoudite et formés en Jordanie pour certains ; en 2016, l’essentiel de la région a été prise par les forces de Damas.

 

Les frontières internes deviennent de véritables lignes de front. Il y a parfois des antagonismes contre un ennemi commun ; mais parfois, les groupes opposés au gouvernement se déchirent. Des communautés qui semblent soudées peuvent s’éclater en fonction d’alliances avec d’autres groupes soutenus par les pays voisins. Le financement et le soutien des groupes de l’opposition syrienne se font en effet par le biais de tutelles étrangères. Le conflit syrien repose sur des feux alimentés par des acteurs extérieurs, dont l’Iran. Les Kurdes eux-mêmes sont divisés entre un parti soutenu par l’Iran et un autre qui l’est par la Turquie et les États-Unis. Tout cela se concrétise sur le terrain par des frontières qui existent, alors qu’elles n’apparaissent pas sur les cartes. Il y a une dialectique ouverture/fermeture. Ainsi, un cadre de l’UPK avec son escorte s’est vu refuser l’entrée sur un territoire contrôlé par le parti kurde rival. Naturellement, Bachar Al-Assad a laissé le plus possible ces groupes se battre entre eux, avant de récupérer le terrain une fois le vainqueur affaibli. Partout en tout cas fleurissent les check-points, dans toutes les villes et sur toutes les routes.

 

En Syrie, il y a 14 provinces, équivalent de nos régions. Les Druzes sont concentrés dans l’une d’elles, au sud. C’est ainsi depuis 1920, ce découpage ayant été mis en place par la France, qui s’est appuyée sur des chrétiens, minoritaires, face aux nationalistes, sunnites. À l’ouest immédiat de la frontière administrative de la province, la majorité est sunnite ; il y avait 8-10% de chrétiens mais ils sont partis en 2013 avec l’islamisation de la région. La mosaïque se fragmente. Quand l’État s’affaiblit, le ressentiment entre familles resurgit. Les Druzes sont critiques envers le régime mais restent pro-régimes, ils acceptent l’armée du régime, face à leurs voisins salafistes et islamisés financés par l’Arabie Saoudite. Le Djebel druze, c’est-à-dire la montagne, s’oppose à la plaine. La guerre fait rage ; la population de la ville principale a été divisée par trois depuis le début du conflit. Ce sont 12 000 hommes de l’armée syrienne qui empêchent toute intrusion de l’armée islamique. Il y a eu une dizaine de tentatives d’intrusions avortées.

 

Le Kurdistan d’Iraq est une entité reconnue par l’État iraquien par opposition au nord de la Syrie, pays jacobin et centralisé sur le modèle français. À l’inverse, l’Iraq est une fédération, avec au nord une région autonome kurde, dont la frontière est appelée la greenline. La zone de peuplement turkmène chiite a été nettoyée par l’avancée des djihadistes de l’État islamique. Kirkouk, qui abrite les deuxièmes réserves pétrolières d’Iraq, était une cible. Dans la région, on trouve des Kurdes, des Arabes et des Turkmènes. C’est une zone de mixité confessionnelle et communautaire. Au-delà de la ligne verte, s’étend le Kurdistan ; les habitants ont des représentations d’un grand Kurdistan mais la limite n’a jamais été très bien définie. Les Kurdes ont connu 20 ou 25 ans de guérilla contre Bagdad ; une proposition d’autonomie culturelle et linguistique leur avait été faite par Saddam-Hussein mais les Kurdes voulaient une autonomie politique. S’ils ont obtenu la greenline en 1991, c’est avec le soutien des États-Unis, lors de la Guerre du Golfe. Les troupes iraquiennes se sont retirées du nord du pays ; les Kurdes ont pris position. La frontière ne suit pas un cours d’eau mais la ligne de retraite des forces du régime face à la coalition internationale. L’Iraq a retiré ses fonctionnaires et son argent, en pensant que rapidement les Kurdes se diviseraient et seraient coulés. Mais ce pari a été perdu : si dans un premier temps c’est bien ce qui s’est passé, ensuite les Kurdes se sont relevés et ont imposé en 2005 un État fédéral quand les États-Unis géraient l’Iraq. La constitution acte la reconnaissance de cette région, même si aucun des États de la région ne veut d’une autonomie kurde.

 

En Syrie, le processus est le même. Du moins, les Kurdes ont essayé. Fin 2013, ils ont créé un système administratif autonome mais qui n’est reconnu par personne, contrairement au cas de l’Iraq. Cependant, leur entité crée des frontières. Les Kurdes progressent aux dépens des rebelles de l’État islamique et administrent de plus en plus de territoires. Des Arabes sont intégrés progressivement et les forces kurdes sont donc renommées  « Forces Démocratiques Syriennes ». À l’issue des combats, les civils ont le choix : partir en suivant l’autorité politique précédente ou rester. En général, ils refusent et sont soutenus par l’Iran et le Hezbollah pour les chiites et par l’Arabie Saoudite ; les Arabes tribalisés sunnites sont financés par les Saoudiens. La plupart ont fait allégeance à l’État islamique. Il y a autant de violence qu’en Iraq. Les fronts se déplacent ; ils créent des camps de déplacés, avec des municipalités entières. Une économie se met en place pour payer les fonctionnaires et les miliciens.

 

Il existe des camps de contrôle à l’entrée, après les checkpoints. Aïn Issa, au nord de Raqqa, joue ainsi le rôle de filtre autour de l’ancienne capitale de l’État islamique [au moins jusqu’à l’intervention turque mi octobre 2019, postérieure à la conférence]. Les services de sécurité et de renseignement interviennent pour dire qui a collaboré ou non avec lui ; mais c’est difficile de vérifier. En tout cas, il y a une séparation, une gestion distincte des populations déplacées par les autorités de facto. Des documents sont créés comme des autorisations de s’installer dans tel camp, délivrées par le conseil civil (c’est-à-dire la municipalité) de Raqqa. On met dans un camp les victimes de l’État islamique et dans l’autre les cadres du mouvement. Raqqa comptait 300 000 habitants et au printemps 2018 elle était largement détruite ; la ville a été truffée d’explosifs par l’État islamique avant de partir. Il y a encore chaque mois 10 à 15 morts dans les opérations pour les désactiver. Il existe le système de la Kafala, qui consiste à trouver un garant ou un sponsor. Ce peut être un employeur, de la famille sur place, un homme politique, etc. Ce garant permet de sortir du camp. Il s’agit d’un système de containment. En Iraq, c’est la même chose. Il y a des lignes de front avec des tranchées, des sas. L’État islamique formait un entre-deux ; avec sa disparition, les chiites sont ensuite en contact direct avec les Kurdes. Mossoul a été encerclée ; avant il y avait un filtre entre le Kurdistan et Bagdad. On circule de territoire en territoire selon des frontières tenues par des checkpoints. Il y a des camps et des déplacés, avec une surimposition sur d’anciens camps ; il y a des camps tous les 20 km. Les populations sont victimes de redéplacements quand le pouvoir change. Il y a de multiples déplacements au cours d’une vie. Certains camps, certains réfugiés actuellement en Turquie ont été déplacés 7 ou 8 fois depuis les années 1990. Ces camps sont construits par des associations communautaires.

 

Une question de l’assistance porte sur l’accès au terrain. Cyril Roussel y va quand il est stabilisé. Sa force par rapport aux journalistes est qu’il ne fait pas confiance à n’importe qui. Il a des recommandations et connaît des chefs depuis sa thèse, donc depuis 10 ans ; certains sont des amis, chez qui il déjeune régulièrement. Il voyage avec un garde, avec des représentants des forces syriennes en voiture. Une deuxième question porte sur les divisions communautaires : il n’y a plus de communauté nationale. Les groupes font allégeance à des États extérieurs dont la Turquie et d’autres pays sunnites. La reconquête de Mossoul, ce sont des milices sunnites qui visent à contre-carrer l’influence chiite iranienne. La région de Mossoul était déjà très divisée du temps du vilayet ottoman. Le PDK de Barzani, le plus puissant chez les Kurdes, autorise l’armée turque à ouvrir des bases à 30 km de Mossoul, sur les zones contrôlées par les peshmergas ; à l’inverse son concurrent l’UPK était contre son référendum en 2017. Les fragmentations historiques se combinent avec la politique communautaire.