Le journal Libération invite trois chercheurs de la dernière génération à évoquer leurs parcours.

L’échange est structuré autour de quelques questions. Pourquoi un tel engagement dans le métier ? Est-ce un métier comme un autre que d’être historien ? Les travaux de recherche sont-ils toujours aussi solitaires qu’avant ? Quelles sont les difficultés du quotidien d’un historien ? Dans vingt ans, comment vous voyez-vous ?


Guillemette Crouzet :
Professeur agrégée d’histoire, Guillemette Crouzet a écrit une thèse sur l’empire britannique et le Moyen-Orient à l’époque contemporaine. Elle travaille à l’université de Warwick aujourd’hui.

J’ai été longtemps passionnée par les Lettres. Le déclic pour l’histoire est venu dans le Supérieur, quand il y a eu le contact avec les sources. Mes travaux ont d’abord porté sur les Etats latins d’Orient, avant de bifurquer sur la Grande-Bretagne, une civilisation que je connaissais bien personnellement. Les rapports aux professeurs ont été faciles et stimulants, tant avec les trois professeurs de prépa, qu’avec les deux directeurs de thèse, en France et en GB.
Le métier d’historien est un beau métier, très libre, mais écartelé entre les archives, l’enseignement et l’administratif. Il y a aussi le problème d’accès aux archives, entre les archives classifiées ou disparues. L’historien fabrique un rapport au temps et fabrique un récit. C’est un dialogue avec les morts mais aussi avec le temps présent.
Notre travail est de plus en plus collectif et de fait, un texte est meilleur quand il est écrit à plusieurs mains. La différence avec l’Angleterre n’est pas toujours évidente, même si l’université sélectionne et fait payer les étudiants. L’historien, là-bas comme ici, intègre des séminaires, est en chasse de subventions, se démène pour monter un colloque, etc. Les problèmes sont les mêmes.
Au quotidien, le plus dur, c’est l’écriture, qui ne vient pas forcément facilement, même après de longues séances de travail aux archives. Mais il y a aussi la place grandissante de l’administratif et la difficulté de garder des habitudes de lecture personnelle. Après, sur le plus long terme, le métier est incertain car les postes sont trop rares. Dans 20 ans, je continuerai de travailler sur la Grande-Bretagne


Maxime Fulconis :
Professeur agrégé, il a enseigné au lycée pendant un an. Il travaille aujourd’hui à l’université et rédige une thèse sur les communes au Moyen Age en Italie.

La première rencontre avec l’histoire, c’est à un professeur charismatique au lycée que je la dois, avec le commentaire de document historique. Originaire de Nice, je me sentais attiré par l’Italie et j’en ai fait mon sujet d’étude. Entre le papillonnage intellectuel, les rencontres avec les collègues ou la compagnie des livres, ce métier est passionnant. Il a bien sûr ses contraintes mais offre aussi une grande liberté, notamment dans l’organisation de l’agenda. Et puis surtout, on sort du temps quand on est dans une bibliothèque. Il y a un rapport physique avec l’objet que l’on étudie qui est tout à fait unique.
Le plus dur est, méthodologiquement, de sortir de nous-même pour fabriquer un récit, ainsi que bien sûr la dispersion des tâches. Par ailleurs, l’historien touche à tout, il se fait architecte, géographe, paléographe, numismate. Le travail alterne entre des périodes solitaires et collectives. C’est fructueux de prendre conseil, de faire relire, de réfléchir ensemble.
Dans 20 ans, l’idéal serait d’être un chercheur à plein temps, sans contrainte financière, mais c’est un objectif ambitieux…


Mathilde Rossigneux-Meheust :
Maître de conférences à Lyon II depuis deux ans, elle a eu une carrière de sept ans dans le Secondaire en Seine-Saint-Denis. Ses travaux portent sur la vieillesse et la prise en charge des personnes âgées au XIXe siècle.

Le coup de foudre avec l’histoire a eu lieu lors d’un cours en 6ème sur les Égyptiens, avec un professeur formidable. L’envie de la recherche est venue ensuite, en enseignant. L’objet d’étude s’est imposé assez vite car j’étais très intéressée par les questions d’autorité entre plus âgés et plus jeunes, les questions disciplinaires, etc. J’ai été très marquée par la soutenance de thèse de Florence Pignon sur les enfants de la Grande Guerre où des centenaires sont venus offrir des fleurs à la doctorante à l’issue de l’épreuve. Mon objet d’étude est une vraie source de fascination pour moi.
Je n’ai eu que des excellents profs, sauf peut-être en prépa, et j’entretiens de très bons rapports avec mon directeur de thèse, pour ne pas dire une certaine « dépendance intellectuelle ». Le métier d’enseignant est déjà exceptionnel mais la recherche introduit une dimension supplémentaire. On vit dans le passé. J’ai lu pendant des mois de registres d’hôpitaux, avec des champignons, des odeurs, etc. Ce contact matériel est saisissant.
J’apprécie particulièrement l’accroissement du travail collectif entre chercheurs du même âge. Non seulement, on renforce notre pensée mais surtout, on résiste mieux à la violence de l’université. Car oui, être une femme jeune à la fac, ce n’est pas facile. Par ailleurs, le métier est fragilisant financièrement. Les contrats doctoraux et ATER sont mal rémunérés. Les relations de pouvoir sont très importantes. Émotionnellement, on est traversé par une montagne russe de sentiments. Dans 20 ans, j’espère de ne plus être dans mon sujet et qu’il y aura bifurcation vers de l’histoire sociale urbaine.

Q1- Comment s’affranchir de l’anachronisme ? De la partialité ?
Pour Mathilde, la question anachronique n’est pas gênante en soi. C’est souvent à partir d’une question contemporaine qu’on s’intéresse au passé. Il y a forcément recomposition. Par exemple, quand on travaille sur les personnes âgées, se pose la question du vocabulaire. Doit-on parler de seniors, de vieillards, etc. ?
Pour Maxime, il faut apprendre à sortir de soi-même. Il faut essayer, dans une situation du passé donné, envisager un arbre de probabilités dans les choix des acteurs. C’est effectivement un effort difficile quand on connaît la fin de l’histoire.

Q2- Quel rôle a joué le milieu social et familial dans le cursus ?
Mathilde est issue d’une famille de professeurs, fonctionnaires, dans la région parisienne. La localisation en Ile de France est une chance. C’est parce que ses amis faisaient une thèse qu’elle a eu envie d’en rédiger une sur le tard.
Guillemette vient d’une famille d’historiens et de fonctionnaires sur cinq générations. C’est effectivement important d’être entouré et d’avoir le compagnonnage d’autres doctorants.

Q3- Quel impact a eu la numérisation sur le métier ?
Selon Maxime, cela dépend beaucoup des sujets. Les sources sont rarement scannées dans son cas. Il faut se déplacer, dans des lieux variés. Paris, par ses bibliothèques, est un lieu avantageux pour la recherche.
Selon Mathilde, Skype c’est bien mais cela ne remplace pas les interactions humaines

Q4- Comment devenir historien amateur ?
Selon Mathilde, la question est difficile à poser à un chercheur de métier car il y a en France un fossé entre professionnels et amateurs. La concurrence est perçue comme forte. Par ailleurs, l’amateur vit souvent mal sa difficulté à accéder aux sources, là où le chercheur a plus de facilités.

Q5- Que peut faire l’étudiant qui ne veut pas enseigner mais faire de la recherche ?
Selon Guillemette, si l’histoire est une passion, il faut franchir le pas de l’enseignement. Le métier est fait de hauts et de bas, d’avantages et de contraintes. Ce n’est pas moins difficile à l’étranger.
Selon Maxime, l’enseignement est complémentaire à la recherche. Il aide à simplifie et à ordonner. L’expérience de la transmission est importante. Le chercheur ne travaille pas que pour lui.

Q6- Qu’est-ce qu’un mauvais historien ?
Selon Maxime, le pire défaut est de savoir à l’avance ce qu’on va faire dire aux choses. Pour Mathilde, c’est de ne pas reconnaître que nos savoirs sont vulnérables et discutables. Pour Guillemette, le manque de perspective critique est un gros défaut.

Q7- Qu’est-ce qu’un bon prof ?
Pour Mathilde, c’est celui qui arrive à créer un cours-voyage. Pour Maxime, c’est celui qui met du lien entre les éléments posés.

Q8- Un historien a-t-il besoin de pauses pour prendre du recul ?
Les trois intervenants s’accordent à dire qu’il faut prendre des vacances mais qu’un historien est toujours obsessionnel. On n’arrive pas à se défaire de ses réflexes d’historien.

Q9- Avec l’effondrement du niveau dans le Secondaire, les professeurs de ces établissements ne sont-ils pas maintenant dans une autre galaxie que celle de leurs collègues du Supérieur ?
Un professeur reste libre dans sa classe, quelles que soient les réformes. Il faudrait, dans l’idéal, qu’il y ait un statut d’enseignants-chercheurs dans le Secondaire. Par ailleurs, un professeur dans le Supérieur a aussi ses tâches ingrates, ses cases à remplir, ses petits fours à compter, etc.

Des échanges agréables et détendus mais l’on regrette que les questions fondamentales sur le métier et ses évolutions (statut, formation, question de l’enseignement) n’aient été abordées qu’en toute fin alors qu’elles auraient mérité un développement bien plus important.