Le 27 novembre 1942, la flotte de guerre française sombre dans le port de Toulon. Il ne s’agit pas d’une attaque ennemie, ce sont les Français eux-mêmes qui ont coulé leurs bateaux. Sur les 173 navires présents dans la rade, plus de 85 sont passés par le fond. Ce désastre marquera durablement la Marine. Comment en est-on arrivé là ? Qui a donné les ordres ? Qui les a exécutés ? Les intervenants se sont efforcés de répondre à ces questions en évoquant l’histoire douloureuse de l’armée de Vichy et la collaboration. Dans une première partie deux films furent projetées. Le premier est un film d’archive conservé par l’ECPAD, « Le Sabordage de la flotte à Toulon ». Filmées le jour même de l’événement, et quelques mois plus tard, les images montrent les épaves de la flotte française gisant dans l’arsenal et l’ampleur des dégâts causés par le sabordage. Le second film projeté est un documentaire « Toulon 1942, le sabordage de la marine française », réalisé par la société de production Point du jour, avec le soutien du ministère des Armées (DMCA), sur une idée originale de Didier Sapaut. La projection fut suivie d’un débat, tandis que des photographies numérisées étaient projetées.
Les intervenants
- Olivier RACINE est chargé d’études documentaires à l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD), responsable des archives d’origine privée,
- Didier SAPAUT est un historien spécialisé dans le film documentaire (ECPAD),
- Laurent VEYSSIÈRE est le directeur de l’ECPAD. L’ECPAD est l’héritier direct de la section cinématographique des Armées ; il se fixe quatre missions ainsi résumées par son directeur : Former, Produire, Conserver et Valoriser.
Hitler a l’intention de violer l’armistice, Vichy refuse absolument que la flotte se rallie aux Alliés
En novembre 1942, la Zone Sud n’est plus une zone non occupée, les unités de la Wehrmacht occupent le terrain depuis plus de deux semaines. En rétorsion au débarquement anglo-américain en Afrique du Nord (Opération Torch, 8 novembre 1942), l’occupant a en effet décidé de sécuriser les rives françaises de la Méditerranée (opération Anton). En vertu de l’armistice du 22 juin 1940, l’État français installé à Vichy sous l’autorité du maréchal Pétain a obtenu la conservation de la flotte, sous condition de neutralité. À Toulon mouillent donc 38 bâtiments de combat, soit le quart de la flotte française, ainsi que 135 navires neutralisés par l’armistice. Mais dès le mois de décembre, Hitler a fait préparer un plan visant à s’emparer des navires français pour les diriger sur la Tunisie. Quand il déclenche l’opération Lila le 27 novembre 1942, l’objectif est simple : récupérer les navires de la flotte de haute mer intacte. Or l’état-major de la Marine a reçu des ordres clairs de l’amiral Darlan, plus de deux ans auparavant : toute tentative allemande de ce type doit déclencher un sabordage.
Alors que les officiers commandant les deux parties de la flotte, l’amiral Jean de Laborde et l’amiral André Marquis, sont mis au courant de l’opération allemande, ils ne prennent pas la décision de fuir. Début novembre, Darlan a changé de camp et demandé expressément à Laborde de rejoindre les Alliés avec sa flotte. À Toulon, au petit matin du 27 novembre, l’amiral de Laborde s’en tient aux ordres de juin 1940 et ordonne le sabordage.
Opération Lila
Deux colonnes allemandes devaient pénétrer dans Toulon, par l’Est et ainsi s’emparer du Fort Lamalgue (poste de commandement du Préfet maritime) et de l’arsenal du Mourillon et par l’Ouest pour occuper l’arsenal principal mais aussi les batteries du Cap Cepet qui contrôlaient la sortie du port militaire. Vers 04h30 les Allemands entrent dans le Fort Lamalgue et arrêtent l’amiral Marquis, Préfet maritime. Pendant ce temps son chef d’état major le contre-amiral Robin, présent aussi à Lamalgue, parvient à transmettre au major général de l’arsenal, le contre-amiral Dornon, l’ordre de sabordage qu’il retransmet aussitôt à l’amiral Laborde à bord du Strasbourg. La première intrusion des troupes allemandes dans l’arsenal s’effectue à 4h50 à la porte Nord (Port-marchand). A 5h25 la porte de l’arsenal principal est à son tour enfoncée par les blindés allemands. Le Strasbourg, bâtiment amiral des Forces de Haute Mer, lance par radio l’ordre général de sabordage répercuté également par signaux optiques. Le branle-bas sonne alors brusquement sur tous les navires bientôt suivi de l’ordre d’évacuation. Ne restent à bord que les équipes de sabordage préalablement désignées et constituées. Pendant ce temps, les chars allemands ne parviennent pas à se repérer dans l’arsenal et vont perdre de nombreuses minutes avant d’atteindre leurs objectifs ; permettant ainsi aux équipes de sabotages de remplir leur mission. En quelques minutes de multiples explosions vont secouer les bâtiments présents dans l’arsenal, au point que les Toulonnais croiront en un terrible bombardement et pour certains en un tremblement de terre. Certains navires, comme les croiseurs Algérie, Marseillaise ou Dupleix.
Les sous-marins s’échappent
Du coté du Mourillon, cinq sous-marins bravent les ordres de sabordage et parviennent à franchir les passes du port militaire au prix des pires difficultés (champs de mines magnétiques, bombardements allemands). Deux rallieront Alger, le Casabianca et le Marsouin, un ralliera Oran, Le Glorieux. L’Iris ira trouver refuge à Barcelone tandis que la Vénus préférera se saborder en grande rade. Un seul bâtiment de surface, le Leonor Fresnel, du Service des Phares et Balises, ralliera Alger, après s’être échappé des Salins d’Hyères. Sur le Strasbourg, l’amiral de Laborde refuse de quitter son navire, il ne comprend toujours pas pourquoi Hitler a renié sa parole, celle de ne rien entreprendre contre la flotte française. Il faudra un ordre personnel du maréchal Pétain pour qu’il accepte d’abandonner le bord.
Un désastre pour la flotte, un naufrage pour Vichy, une victoire politique pour De Gaulle
Le bilan au soir du 27 novembre fait état de 90 % de la flotte sabordée, dont la totalité des Forces de haute mer. Tous les grands bâtiments de combat sont coulés et irrécupérables. Certains seront par la suite renfloués mais ne feront jamais que de la ferraille. Ce sont au total 235 000 tonnes sabordées dont 3 cuirassés, 7 croiseurs, 15 contre-torpilleurs, 13 torpilleurs, 6 avisos, 12 sous-marins, 9 patrouilleurs et dragueurs, 19 bâtiments de servitude, 1 bâtiment-école, 28 remorqueurs et 4 docks de levage. Seuls 39 bâtiments seront capturés, tous de petit tonnage sans grande valeur militaire car sabotés, endommagés, ou pour certains désarmés.
Pour les Allemands, l’opération Lila se solda donc par un échec, dû au retard du second groupe allemand (celui venant de l’Ouest), à la qualité des « liaisons marines » et à la parfaite mise au point des consignes de sabordage.
Si le chef du gouvernement, Pierre Laval, a tenté par deux fois d’interrompre l’opération, préférant livrer la flotte aux Allemands, la plupart des Français, y compris à Vichy, y voient un acte de courage. Le régime de Pétain censure au maximum les informations au sujet de cet épisode qui non seulement prive l’État français de son dernier symbole de puissance, mais révèle la vraie nature et le déséquilibre total du pacte noué avec Hitler. En Allemagne aussi, les images de l’événement sont rares, les commentaires très évasifs.
En revanche, le naufrage de Vichy réhausse la réputation des Français auprès des Alliés. Les images des navires coulés par leurs propres marins, au lieu de signifier la défaite de la France ou, comme à Mers-El-Kébir, la tension entre Alliés, représentent une victoire politique : l’entrée définitive de la France Libre de De Gaulle dans la coalition antinazie.
Il n’a jamais été question que la flotte se rallie à De Gaulle puisque Darlan était à Alger. Pour Vichy et pour les amiraux, l’ennemi était anglo-américain. Il s’agissait de venger Mers-El-Kébir, et même Trafalgar ! S’ajoute le sacro-saint devoir d’obéissance.
Les marins ont obéi en pleurant. Ils étaient attachés à leurs navires. On a découvert après la guerre un mouvement communiste au sein des ouvriers des arsenaux, mais pas assez puissant pour s’opposer aux amiraux.
Si De Gaulle se félicite officiellement, il est en réalité furieux. Toute la presse présente le sabordage comme un acte héroïque : les Allemands n’ont pas pu s’emparer de la flotte. Devant l’unanimité de la presse, De Gaulle adopte une position opportuniste.
L’amiral Auphan et l’Association pour la mémoire du maréchal Pétain ont longtemps défendu le sabordage. Les chefs de la marine française se sont montrés aveugles. L’épuration des amiraux a été « impitoyable » dans un premier temps, sous l’impulsion de ministre Jacquinot. L’amiral Laborde a été condamné à mort. Puis tous ont été graciés et rétablis dans leurs droits.