L’Atelier pédagogique
Les mondes du travail ont nourri une écriture élaborée par les acteurs. Ces écrits, qui constituent des sources importantes pour produire du savoir historien, peuvent documenter les questions des programmes d’histoire des lycées (généraux, professionnels et techniques). À travers trois scénarios pédagogiques, l’accent sera mis sur des témoignages d’ouvrières et d’ouvriers, mis en dialogue avec d’autres textes, notamment les enquêtes produites sur les mondes ouvriers au XIXe siècle.
Intervenantes :
Dr Eliane Le Port, professeur de lettres-histoire-géographie, chargée de cours à l’Université
Isabelle Raymondis, professeure de Lettres-histoire-géographie, formatrice académique
Cet atelier consiste en deux propositions de séquences pédagogiques pour les 1ère Pro dans le cadre du thème 1 d’Histoire Hommes et femmes au travail en métropole et dans les colonies françaises
Il s’agit d’utiliser l’écriture élaborée par les ouvriers et ouvrières eux-mêmes pour construire une histoire à partir des acteurs et non seulement avec ce qui a été écrit sur eux. L’objectif est de sensibiliser les élèves à différents types d’écriture de l’histoire possible, avec les témoignages, les études et textes contemporains des faits et le produit du travail de l’historien. Cette approche plurielle doit permettre d’être dans l’humain, mais aussi dans l’analyse scientifique.
Sans préjuger de la faisabilité des séances, qui paraissent très ambitieuse, le choix de documents maîtres rédigés par des ouvriers et mis en lumière par les documents complémentaires est d’une grande richesse et permet d’initier une réflexion sur les manières de faire de l’Histoire tout à fait pertinente et intéressante, d’autant plus qu’une bibliographie raisonnée était proposée.
Le travail des enfants
La première séquence propose une étude sur le travail des enfants, autour de trois documents :
- le Témoignage de Norbert Truquin 1833-1887, publié sous le titre de Mémoires et aventures d’un prolétaire à travers la révolution, l’Algérie, la république argentine et le Paraguay,en 1887,
- des extraits de l’enquête de Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie paru en 1840,
- des éléments de la loi sur le travail des enfants de 1841.
Séance 1 : Norbert Truquin
Celui-ci se définit comme un prolétaire. Né dans la Somme, il commence à travailler à 7 ans comme cardeur de laine. Il dort sous un escalier chez le patron. Il connaît le chômage, la mendicité. Il se déplace en suivant le travail et occupe des emplois variés, tous non qualifiés, dans une briqueterie, un abattoir (ramasseur d’os), une filature avant même ses13 ans.
Il est à Lyon en 1848 et 1870, participant aux mouvement d’insurrection. Puis il émigre en Algérie et en Amérique du sud en 1872 dans le cadre de son militantisme socialiste. Puis au Paraguay, où il apprend à lire et écrire à 30 ans. Il écrit et publie son histoire en 1887, mais on perd sa trace ensuite. On ignore où et quand il est mort.
Il consacre 4 chapitres à son enfance, soit 40 pages parmi lesquelles 6 pages ont été sélectionnées. Cela représente un témoignage long, pour que les élèves s’attachent à l’enfant et comprennent les enjeux : description des conditions de sa vie et des ouvriers qu’il croise, les différents métiers, les différentes structures dans lesquelles il est possible de travailler: se nourrir et se loger sont les préoccupations majeures. Le prix du pain et le montant des salaires reviennent de manière quasi obsessionnelle. Mais en 1ère Pro, où le professeur est aussi professeur de lettres, cette longueur est justifiée.
Les élèves doivent lire le texte à la maison avant la séance 1 qui consiste en une lecture cursive et analytique autour de questions :
- quelles sont vos émotions à la lecture du texte
- repérer les différentes séquences de l’enfance de Norbert (7) (où est -il, que fait-il…)
En classe , échange à l’oral pour récupérer ceux qui n’ont pas lu.
- établissement d’une frise chronologique,
- repérer et souligner les informations sur les conditions de vie et de travail : durée, hygiène, difficulté, rapport au patron, rapport de force, maltraitance, logement, décalage paye/travail. Insécurité. Qualification. Différence entre un ouvrier en chambre/ en fabrique,
- interrogation sur l’auteur qui a voulu écrire et publier : pourquoi ?
Séance 2 : Louis-René Villermé, médecin pionnier
Dans son enquête de1835-1837 sur les Industries de coton, de laine ou de soie à Lille,Tourcoing, Lyon, Saint Etienne ou Mulhouse, Louis-René Villermé s’intéresse aux conditions de travail, aux salaires, aux logements, et à l’alimentation des ouvriers. Elle est publiée en 1840 et provoque le vote d’une loi sur le travail des enfants.
Pour les élèves, deux documents de l’enquête sont proposés :
- un dessin dans une fabrique d’ouvriers aux travail,
- un tableau graphique sur le nombre de réformés (très nombreux) par quartier.
L’hypothèse attendue des élèves, est que les ouvriers, en trop mauvaises conditions physiques, ne sont à 18 ans plus aptes à l’incorporation. Le témoignage de Truquin apporte un élément renforçant cette hypothèse.
Séance 3 : loi de 1841
Cela permet d’introduire un des arguments pour la promotion de la loi de 1841. Dans un contexte marqué par le luddisme et les révoltes des canuts, cette loi marque la naissance du droit du travail. Les enfants représentent alors 15 % des effectifs, dont les 2/3 dans les filatures. Il faut souligner que le travail dans le monde rural et dans les entreprises familiales n’est pas pris en compte dans ces chiffres. A 8-9 ans, les enfants travaillent 14h/jour, avec des pointes à 16h. Ils ne bénéficient d’aucune instruction. La mortalité est forte.
Les partisans de la loi sont variés : quelques patrons progressistes, les médecins hygiénistes, le lobby militaire donc, et quelques ouvriers, parmi ceux qui ont une éducation.
La loi donne lieu à de nombreux débats , 14 mois d’élaboration et à peu d’application.
On demande aux élèves de faire un tableau avec les arguments des adversaires et des partisans de la loi
Contre | Pour |
Besoin salaire des enfants15
travail long mais peu fatigants permet d’apprendre ordre et obéissance… Intérêt économique liberté des entreprises à préserver… |
Améliorer la santé/la natalité
Avoir une main d’œuvre plus efficace Eviter les accidents Respecter les principes des Lumières par humanité… |
En conclusion, on demande aux élèves de réaliser une synthèse des séances avec un tableau à compléter :
Thème des articles de la loi | Contenu de la loi | Norbert et la loi (publiée en 1843 quand il a 10 ans) |
Champs d’application | Uniquement manufactures, usines, + 20 ouvriers | Travaille dans une trop petite structure |
Limitation du travail | À partir de 8 ans | Il voit une enfant de 7 ans attend devant filature |
Limitation horaire, de 5h à 21h | 8 à 12 ans : 8h/j
12-16 ans : 12h/j |
Loi pas appliquée dans son cas |
Travail de nuit | ||
Scolarisation | Obligation jusqu’à 12 ans | Pas de scolarité |
Moyen d’application | texte affiché dans les usines, inspecteurs bénévoles, contravention faibles | n’en parle jamais |
La loi n’est pas appliquée, en particulier dans le nord. On peut conclure avec les élèves sur difficultés de faire la loi/ de l’appliquer.
2e séquence : la voix d’une historienne dans le texte d’un témoin : la production des sources et leur usage
3 documents sont utilisés:
- le témoignage de Lucie Baud : Les tisseuses de soie dans la région de Vizille paru en 1908 sous la forme d’un article dans la revue Le mouvement socialiste,
- la présentation de Michèle Perrot de son ouvrage Mélancolie ouvrière enregistrée le 19/11/2021 et disponible sur youtube (9mn),
- des extraits de Mélancolie ouvrière permettant d’intégrer la voix d’une historienne dans le texte d’un témoin.
L’objectif de la séquence est de faire comprendre aux élèves les conditions de vie, de travail, de lutte des ouvrières du textile, de reconstituer la trajectoire du témoin grâce à un travail d’historien, de saisir les outils et méthodes permettant d’écrire l’Histoire en s’interrogeant sur la manière dont une historienne peut combler les trous à partir du témoignage laissée par une ouvrière. Cette double lecture met en évidence des silences/ des lacunes et la nécessité de la recherche. Ellle est une invitation à la contextualisation des évènements et la multiplicité des sources, tout en menant une réflexion sur ces dernières.
Lucie Baud
Ce texte paru dans une revue socialiste sur les ouvrières de la soie est rare, car il existe peu d’écrits d’ouvrières. C’est une militante oubliée, dont le texte a été retrouvé en 1970 par Michelle Perrot.
Qu’apporte le texte de Lucie Baud ?
Les élèves doivent lire le texte en amont du cours avec un tableau à compléter :
Anciennes conditions de travail | Grève de Vizille | Grève de Voiron | Nouvelles conditions de travail |
12 à 14h de travail par jour.
130 à 150 francs /mois à chaque nouveauté technique, une baisse de salaire. |
Date/ durée, nbre gréviste, rôle syndicat, solidarité, double activités des familles ouvriers-paysans, rapport au patron | Raison de la grève, % ouvrières, situation des immigrées (italiennes, racisme), résultats prudhomme | Augmentation de salaire
demi-journée de congé le samedi liberté de sortie jusqu’à 9h dans les dortoirs chambres aérées et linge propre |
Le cours doit expliciter le contexte économique et politique de la fin du XIXe siècle, avec la multiplication des usines. En particulier, les élèves aborderont les usines-pensionnats, le travail des enfants (Lucie commence à 12 ans), la séparation genrée des tâches au sein des usines, la question sociale (durée/ salaire/ conditions) et les conditions de conflit : grèves spontanée/ organisée.
Pour faciliter la lecture et approfondir la compréhension des élèves, le texte est proposé avec des documents complémentaires :
- une carte de contextualisation,
- des photos : la sortie d’usine à Voiron, le dortoir proche des usines, une manifestation, l’affiche portant sur le changement des conditions à Voiron.
La vidéo de Michèle Perrot souligne la difficulté à retrouver une vie sans céder au romanesque pour les zones d’ombre, en restant dans les hypothèses. Il permet de s’interroger aussi sur les motivations de l’historienne et met en évidence la frustration de certains échecs : malgré tous ses efforts, il est impossible de savoir quand est morte Lucie Baud.
La sélection des extraits de Michelle de Perrot en 9 pages permettent d’aborder plusieurs aspects de la vie de Lucie Baud: sa scolarité, son arrivée en usine, son mariage avec un garde-champêtre, son militantisme après son veuvage uniquement, sa tentative de suicide (elle survit, mais défigurée) et son passage à l’écriture.
Evaluation de la séance
La séance serait évaluée par des exposés à l’oral sur différents thèmes :
- présentation de Lucie Baud,
- les grèves : causes, revendications, déroulement, conséquences,
- la recherche biographique.
La synthèse regrouperait les conditions ouvrières et la syndicalisation. En conclusion, un débat serait organisé : Lucie Baud est-elle une héroïne ?
Pour aller plus loin :
- des récits autobiographiques ouvriers : Jean Baptiste Dumay (sur Le Creusot), Victorine Brocher (sur la Commune), Jeanne Bouvier (chemisière-lingère), Agrico Perdiguier (compagnon menuisier), Martin Nadaud (maçon de la Creuse).
- des enquêtes sur le monde ouvrier : Flora Tristan, Frédéric Le Play, Jules Huret, Léon et Maurice Bonneff