L’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie en février 2022 débouche sur le conflit militaire le plus sanglant et le plus long qu’a connu l’Europe depuis 1945. Il bouleverse en quelques mois tous les équilibres géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques du continent européen et du monde. En saisir les enjeux, les logiques et les interactions est indispensable pour l’enseigner – et donc le rendre intelligible – aux élèves qui nous sont confiés.
Participants
Modérateurs :
Laurent Carroué, Inspecteur général de l’Éducation, du Sport et de la Recherche et responsable du site CNES Géoimage.
Kevin Sutton, maître de conférences en Géographie à l’université Grenoble-Alpes.
Intervenants
Michel Foucher, géographe et spécialiste des frontières, ancien conseiller du ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, ancien ambassadeur de Lettonie (2002-2006).
Pascal Orcier, cartographe, professeur agrégé de géographie au lycée Beaussier de La Seyne-sur-Mer (académie de Nice).
Jean Radvanyi, professeur émérite de Géographie de la Russie à l’INALCO et ancien directeur du Centre franco-russe de recherches en sciences humaines et sociales de Moscou de 2008 à 2012.
Laetitia Rouhaud, professeur d’Histoire-Géographie et IA-IPR de l’académie de Versailles.
Deux cartes pour sept mois de guerre
Kevin Sutton : L’ambition de cette table ronde est d’aborder un conflit qui questionne et inquiète nos élèves, de prendre du recul face aux multiples informations qui nous assaillent et d’envisager les recompositions de l’espace européen. Deux de nos intervenants, Jean Radvanyi et Michel Foucher, vont vous présenter deux cartes qui permettront à chacun d’entrer dans le vif du sujet.
Jean Radvanyi : Avant tout, j’aimerais commenter le titre. Oui, il s’agit bien d’une guerre menée par l’État russe en Ukraine, mais le 24 février 2022 marque-t-il vraiment le début de la guerre ? C’est le début d’une agression russe mais beaucoup considèrent que la guerre a commencé en avril 2014 avec des combats meurtriers dans le Donbass.
La carte que j’ai choisie, en accès libre, montre la délimitation de l’espace depuis l’époque soviétique. Premièrement, on peut se demander ce que voulait Staline en composant l’Ukraine de cette façon. Deux principes ont régi sa décision. Un principe impérial, inavouable, qui estime que l’Union soviétique doit s’installer dans l’ancienne Russie des Tsars. Ainsi, des territoires en Pologne, en Galicie, dans la « Petite Russie » ont formé la république socialiste et soviétique d’Ukraine. Un second principe relève de l’intérêt géostratégique. Staline prélève des territoires à la Tchécoslovaquie, à la Roumanie et le sud de la Moldavie. Staline s’assure ainsi le contrôle d’une partie des Carpates, des cols et des bouches du Danube. En 1954, on célèbre le tricentenaire du « rattachement volontaire de l’Ukraine à la Russie » : en 1654, un chef cosaque s’était allié aux Russes qui ont battu les Polonais et récupéré l’Ukraine de rive gauche, c’est-à-dire l’est du pays. En 1954, la Crimée est donnée à l’Ukraine.
Cette carte peut être interprétée de trois façons différentes :
- la lecture poutinienne qui affirme que l’Ukraine n’existe pas et n’est qu’un assemblage de territoires. Sa population ne fait pas nation, au mieux ce sont des Russes parlant un russe abâtardi et pratiquant le christianisme orthodoxe,
- la lecture « suisse ou canadienne » qui voit en Ukraine une mosaïque hétéroclite de peuples parlant ukrainien, russe, hongrois, polonais, roumain et à qui il faudrait une fédération,
- la lecture ukrainienne qui assume son héritage soviétique et sa diversité de peuples mais qui estime qu’une homogénéisation culturelle est nécessaire, par la langue ukrainienne notamment. Cette dernière lecture n’est pas sans créer des débats : il y a un attachement au russe, lequel attachement ne signifie pas nécessairement alignement sur la Russie, sur Poutine ou avant cela, sur Eltsine.
Michel Foucher : J’ai choisi la dernière carte publiée par le ministère des Armées. Ma conviction profonde est qu’on est véritablement citoyen d’un pays quand on sait se situer dans le temps et dans l’espace. Les réseaux sociaux, l’émotion, le présentisme, tout cela ne suffit pas et fait le jeu du Kremlin. Chaque professeur doit garder son sang froid face aux incertitudes des élèves, incertitudes alimentées par la façon dont ces derniers s’informent. Il nous faut clarifier les enjeux et nos intérêts.
J’utilise ici une source officielle, du Ministère des Armées, qui tient un point hebdomadaire. Il existe d’autres sources, plus précises, notamment américaines. J’en recommande une, l’Institute for the Study of War.
À l’Est, en rose, nous voyons les territoires occupés, la Crimée depuis 2014 ainsi que les conquêtes russes de la guerre actuelle. Trois fronts de reconquête, menés par les forces armées ukrainiennes, les réservistes, se détachent depuis le 06 septembre. Les armes occidentales employées sont à 70% américaines mais il y a aussi un apport français (canons César), danois, polonais, allemand, suédois… Le renseignement britannique soutient également. Le but est de percer jusqu’aux structures de commandement. Les zones les plus critiques sont les carrefours routiers et autoroutiers mais aussi les nœuds ferroviaires. Les Russes utilisent beaucoup le train pour le ravitaillement. Autour du point 2, il y a eu une avancée décisive autour de Lyman. Les troupes russes sont encerclées et les Ukrainiens ont récupéré matériel, renseignement et munition. La prochaine étape est le nœud logistique central de l’adversaire pour l’oblast de Lougansk. Vladimir Poutine a repris le contrôle des opérations et tente manifestement de se concentrer sur le sud, sur les régions permettant la liaison entre l’enclave de Donetsk et de la Crimée. La fameuse centrale de Zaporijia constitue un enjeu secondaire mais indispensable puisque c’est la plus grande centrale d’Europe avec six réacteurs et c’est elle qui alimente la Crimée. Son directeur a été arrêté par les Russes qui cherchent à faire reconnaître leur prise de contrôle via Rosatom auprès l’AIEA.
On ne sait pas ce qui va se passer maintenant mais les bons auteurs peuvent nous inspirer. Clausewitz nous dit par exemple deux choses. D’abord, les forces morales l’emportent sur les forces physiques. Ces forces morales sont du côté ukrainien, qui se défend, revendique son indépendance face à un empire colonial (cf. Une guerre coloniale en Europe, Aube, 2022). Jusqu’ici, les Russes pouvaient se prévaloir de forces physiques en nombre supérieur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. On compte environ 150000 hommes de chaque côté. Peut-être y aura-t-il rupture dans les semaines à venir avec l’arrivée des réservistes mais rien n’est acquis. Ces réservistes vont renforcer le caractère composite des forces armées russes, avec contractuels, conscrits et mercenaires, sachant que les chaînes de commandement russes, insuffisantes dans les grades intermédiaires, ne seront pas d’une grande aide. Donc les forces morales ne sont et ne seront pas du côté russe, quand bien même la Russie a du matériel d’artillerie et de bombardement. Ensuite, deuxième chose, Clausewitz nous dit que celui qui gagne, c’est celui qui ne perd pas. Or l’Ukraine, depuis plusieurs semaines, ne perd plus ; elle a regagné sans le dire plusieurs milliers de kilomètres².
Aussi le discours de Vladimir Poutine du 30 septembre sur la « victoire russe » constitue-t-il un authentique déni de réalité. On peut supposer qu’il a voulu masquer le mécontentement qui monte dans ses rangs. J’ai été frappé par la violence du discours de réponse de Volodymyr Zelensky qui a appelé à négocier avec un autre président russe. On ne s’y prendrait pas autrement pour inspirer une révolution de palais. Le discours de Poutine était également impitoyable contre l' »Occident collectif », dont nous sommes.
La guerre en Ukraine nous fait-elle basculer dans une « nouvelle ère géopolitique » ?
Kevin Sutton : lorsque l’on regarde le programme des trinômes académiques pour 2022-2023, on perçoit un investissement dans le thème du retour de la guerre de haute intensité et d’une nouvelle ère géopolitique. Mais est-ce une nouvelle ère ?
Jean Radvanyi : Avant de parler d’une nouvelle ère, il faudrait savoir de quelle guerre on parle. Sur le terrain, les Russes ont agressé. On le sait par des écoutes, les Russes avaient fait le pari de l’effondrement de l’armée ukrainienne, de la neutralité bienveillante de la population une fois sur place et même du soulagement qui accueillerait le renversement du « gouvernement nazi ». Or cette guerre-éclair a totalement échoué. Petit à petit, le vocabulaire a changé. On est passé d’une guerre russo-ukrainienne à une sorte de guerre globale contre « l’Occident collectif » (Lavrov, Poutine), l’hydre occidental pro-américain et hégémonique. Ce n’est donc pas la Russie qui menace mais l’Occident. Ce n’est pas une guerre d’agression contre l’Ukraine mais une guerre préventive russe.
D’autres débats se greffent. La Russie est-elle isolée ou a-t-elle des alliés ? Il faut se méfier de notre eurocentrisme dans la réponse à apporter. Les votes à l’ONU pour les sanctions livrent une leçon intéressante : une grande partie du monde déplore l’agression mais n’a pas voté les sanctions. Beaucoup de pays ont maintenu les relations avec Moscou malgré d’évidentes pressions économiques et commerciales. La Russie a organisé depuis plusieurs années des systèmes d’alliance de contre-poids (groupe de Shanghaï, BRICS, etc.). Toutefois, ces alliances ne valent quand même pas soutien effectif. Les Chinois n’ont semble-t-il pas approuvé la guerre quand Vladimir Poutine s’est rendu à Pékin quelques jours avant l’invasion de février. Ils ne l’ont pas davantage soutenu au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï à Samarcande en septembre.
Il y a un autre débat enfin, celui de la « proxy war« . La guerre est-elle une guerre par procuration ? C’est ce qu’affirme le Kremlin. Si l’OTAN soutient les Ukrainiens militairement, elle n’envoie pas d’hommes. Jusqu’où cela peut-il aller ? Comment qualifier cela ? Est-ce un Vietnam à l’envers ?
Michel Foucher : Je me méfie de ces formules globalisantes qui voient une « nouvelle ère ». S’il y en a une, à quelle échelle ? À l’échelle européenne certainement, mais sans doute pas à l’échelle mondiale. C’est le sens du dernier rapport Ramsès auquel j’ai participé pour l’Institut français des relations internationales. J’ai intitulé mon article en ce sens : « Ukraine : les échelles d’une guerre de libération nationale » (en accès libre).
À l’échelle européenne, il n’y a plus de continent géopolitique, au sens de « continuité géopolitique ». Le Kremlin s’est exclu de l’espace de civilisation européen, démocratique, fondé sur la réconciliation. La construction européenne, ce ne sont pas seulement des institutions communautaires ou un grand marché, c’est aussi un processus de réconciliation. Cela n’allait pas de soi. Ce sont les Américains qui ont poussé la France à se rapprocher des Allemands. Après 1991, les Allemands se sont rapprochés des Polonais et ont demandé l’appui français. Le « triangle de Weimar » créé en Thuringe était donc du bilatéral masqué dans du trilatéral. En France, nous connaissons mal l’histoire de l’Europe centrale et orientale. Les dirigeants polonais et une revue polonaise d’intellectuels catholiques réfugiée en France, Kultura, ont joué un rôle fondamental dans la réconciliation polono-ukrainienne. Les deux populations s’étaient entre-tuées en 1939-1945. Donc, l’Europe s’est bâtie sur la réconciliation et sur des couples : Allemagne-France, Allemagne-Belgique, Allemagne-Pays-Bas, Allemagne-Danemark, Allemagne-Pologne, Allemagne-Ukraine… Mais après, il y a une butée. Il n’y a pas de réconciliation entre la Pologne et la Russie, faute d’examen critique de l’époque soviétique à Moscou. Or l’examen critique est le critère préalable à la réconciliation. Par voie de conséquence, la Russie s’est exclue. L’autre base de la construction européenne, en plus de la réconciliation, c’est la paix, le « plus jamais ça ». Ce verrou a sauté en février 2022. La Yougoslavie avait été une guerre surtout locale et contenue. Les Européens viennent de brutalement prendre conscience que le marché ne suffit pas, qu’il y a des dépendances et des problèmes de souveraineté. Ursula Von der Leyen, Josep Borrel, Emmanuel Macron, plusieurs dirigeants européens l’ont dit.
À l’échelle mondiale, le fait central, c’est la montée en puissance de la Chine. En 1991, les PBN de la Russie et de la Chine étaient les mêmes, aujourd’hui le rapport est de 1 à 10. Pékin et Moscou ont certes le même adversaire, mais il y a à Pékin une admiration pour les États-Unis, ce pays si jeune qui a conquis le monde et qui accueille aujourd’hui quantité d’étudiants chinois. D’autres pays, comme les pays latino-américains, n’ont pas voté les sanctions car il y a un ressentiment contre les États-Unis et parce qu’ils se sentent oubliés. Le prochain test sera celui de l’assemblée générale de l’ONU, qui va se réunir à la demande de la France pour statuer sur les quatre territoires annexés par la Russie, alors que deux d’entre eux ne sont pas contrôlés militairement par la Russie et sont sans frontières définies (Zaporijia et Kherson).
Oui, il y a une guerre par procuration. Antony Blinken, le remarquable secrétaire d’État de Joe Biden, a dit au Congrès à l’occasion des débats pour le budget, qu’il souhaitait une défaite russe qui sera « un message pour ceux qui seraient tentés de suivre la même voie ». La défaite tactique de l’Ukraine est reliée à la question chinoise.
Réarmement et alliance atlantique
Kevin Sutton : La guerre a changé le rapport à l’armement et au choix d’alliances. Comment comprendre ce repositionnement de l’OTAN et ce repositionnement d’États européens par rapport à l’alliance atlantique ?
Michel Foucher : Lors d’une conférence de l’IHEDN, l’archevêque de Strasbourg et aumônier des Armées, Mgr Luc Ravel, a eu cette formule : « Science sans conscience n’est que ruine de l’arme ».
En France, nous sommes des marchands de canon, en concurrence avec les autres puissances européennes. Toute Europe de la Défense achoppera tôt ou tard sur l' »orgueil des ingénieurs ». La vente récente des sous-marins français à l’Australie a été contestée en justice par les firmes allemandes et par les Britanniques qui ont appelé les Américains. C’est un jeu de dupes car les Etats-Unis ne livreront jamais. La France exporte des armées et notre politique étrangère s’en ressent. C’est l’exportation des Rafales qui permet indirectement l’équipement de nos armées. Nous ne sommes en réalité pas assez équipés et nous n’avons pas de stock. Nous allons livrer de nouveaux canons César (75 km de portée) à l’Ukraine mais ils étaient initialement prévus pour le Danemark, qui a dû donner son accord. La France n’est qu’au 11e rang de l’aide militaire à l’Ukraine. Nous sommes très prudents. Les États-Unis fournissent, je le rappelle, 70% des armes, après ce sont les Anglais et les Polonais. Notre politique étrangère tient compte de ses contraintes du marché de l’armement ; c’est pour cela que nous avons soutenu l’Arabie Saoudite contre le Yémen. Il est difficile de savoir si les projets européens commun seront maintenus. Le fameux SCAF (avion de combat du futur) entre Français, Allemands et Espagnols sera-t-il toujours d’actualité dans les années à venir ? Nul ne le sait.
Quand les Allemands annoncent un effort de défense exceptionnel de 100 milliards d’euros, leur première décision est d’acheter des F35 américains, ce qui avait fait dire à Florence Parly, lors d’une conférence à Washington, à propos de l’article sur la solidarité en cas d’agression entre les membres de l’Otan, que « L’article 5, n’est pas l’article F35 ». Cet article n’a d’ailleurs jamais été appliqué, sauf après le 11 septembre 2001 mais dans le cadre d’une lutte anti-terroriste. Nous en sommes là. Les industries de la Défense américaine tentent de capter les nouveaux budgets européens. L’OTAN, qu’on pensait condamnée il y a peu (Emmanuel Macron avait parlé de « mort cérébrale »), retrouve des couleurs. Certains États neutres, comme la Finlande et la Suède, se rapprochent de l’Alliance. La Finlande a de bonnes raisons de se sentir directement menacée par la sémantique russe. À l’arrivée, si les Européens se fournissent aux États-Unis, ils devront s’aligner politiquement sur Washington, notamment contre la Chine.
Les recompositions de l’espace Baltique
Kevin Sutton : est-ce qu’ enseigner la guerre en Ukraine revient à enseigner les recompositions de l’espace Baltique ?
Jean Radvanyi : l’Ukraine appartient à plusieurs ensembles. Le pays est une partie de l’Europe orientale. Hormis les Carpates, c’est une vaste plaine, dans un continuum qui va d’Allemagne jusqu’à la Volga), avec des axes stratégiques fondamentaux Est-Ouest, utilisés lors de multiples invasions mais qui servent aussi pour le transport. 60-70 % du gaz russe allant en Europe transite par l’Ukraine. Cette situation avait été d’ailleurs monnayée en son temps par Kiev. Une autre variable de ce carrefour, Nord-Sud celui-là, correspond à l’isthme entre la Baltique et la mer Noire. Au fondement de la Rus’ de Kiev, il y a des princes varègues, scandinaves, qui ont pénétré vers le Sud pour faire du commerce. L’Ukraine est donc un gigantesque carrefour stratégique. Encore récemment, les Chinois ont beaucoup investi en Ukraine pour la nouvelle route de la soie. L’espace a aussi ses contraintes. Il confronte plusieurs mondes, le monde catholique de Pologne et chrétiens d’Orient en Ukraine (« uniates »), le monde musulman (Tatars de Crimée) et le monde orthodoxe.
Zbigniew Brzeziński, dans Le Grand échiquier (1997), avait dit : « La Russie sans l’Ukraine n’est pas un empire, la Russie avec l’Ukraine devient un empire ». Et pour les Russes, et pour l’Occident, l’Ukraine est un enjeu, au nord comme au sud. Au nord, il y a Kaliningrad, enclave russe arrachée par Staline en 1945 pour son port stratégique dans lequel il y a des armes nucléaires. Les États baltes ont des raisons légitimes de s’inquiéter. Je conseille un docu-fiction de la BBC, In the War Room, qui raconte comment à partir d’incidents dans les communautés russophones d’Estonie, s’enclenche un mécanisme qui va jusqu’à la guerre nucléaire. Je ne reviens pas sur la Finlande et la Suède évoquée par Michel. Au sud, de l’autre côté, il y a la mer Noire, la Turquie d’Erdogan, qui lui aussi a le vent en poupe. Dès 2014, il a affirmé devant Poutine qu’il défendrait les Tatars de Crimée et donc qu’il défendrait la souveraineté ukrainienne. Il n’est pas un vrai soutien russe. Erdogan peut aussi jouer de la carte Caucase, avec le récent conflit entre l’Arménie et Azerbaïdjan. On voit se dessiner une autre voie stratégique qui relierait tout le monde turc jusqu’en Asie centrale.
Michel Foucher : L’isthme Baltique-mer Noire est peu connu. C’est une zone de confins d’Empire. Lorsque le président Poutine visite à Moscou, en juin 2022, une exposition consacrée au 350e anniversaire de la naissance de Pierre le Grand, qui est sa référence, il a fait l’éloge de ce tsar qui a repoussé le roi de Suède Charles XII, avec en point d’orgue la bataille de Poltava (1709). Poutine veut être le troisième grand tsar. C’est parce que l’Ukraine est une terre de confins qu’il n’y a pas eu jusqu’ici d’État-nation ukrainien. À la place, c’était une zone d’expansion occupée et disputée par les Polonais, les Russes ou les Ottomans. Il y avait certes un sentiment national ukrainien au XIXe siècle, bâti sur une langue, mais il est tardif. L’histoire de l’Europe, c’est l’histoire des États-nations qui s’émancipent des empires.
Comme le disait l’historien franco-polonais Krzysztof Pomian, « l’histoire de l’Europe, c’est l’histoire de ses frontières, c’est-à-dire de ses conflits ». Cette aire, cette zone de confins, est aussi la carte de la Shoah. « Rus' », c’est un mot grec, byzantin, pour distinguer les Varègues.
La Russie au bord du gouffre
Laurent Carroué : Entre les empires, l’Ukraine est une « zone de broyages impériaux ». Jusqu’où peut aller Poutine sans aboutir à l’éclatement de la Russie ?
Jean Radvanyi : Poutine s’est lourdement trompé sur la nation ukrainienne qui est certes composite mais qui est bien là. Cette erreur s’explique par le temps long. On l’a dit, le sentiment national ukrainien a toujours été faible jusqu’ici. Le tsarisme l’a étouffé au XIXe siècle. À l’époque soviétique, les Ukrainiens étaient le petit frère, mais ce n’était pas un véritable État. Le bourgeonnement ukrainien a également toujours été compliqué par la division religieuse. En 2014, la politique de Poutine a tout bouleversé. Tous les Ukrainiens ont été choqués. Si certains ont minimisé la situation de la Crimée, tous ont contesté la guerre dans le Donbass. Les cartes électorales sont révélatrices. Les Russes en sont restés à la carte du troisième tour des élections orange, entre l’ouest pro-occidental de Iouchtchenko, et l’est pro-russe de Ianoukovitch. Juste après l’annexion de la Crimée et le début de la guerre, on voit déjà le basculement lors du scrutin présidentiel du 25 mai (élection de Porochenko). Le 31 mars 2019, l’avance nette du pro-occidental Zelensky scelle la fin de la partition entre Est et Ouest.
Les fragilités russes sont pour l’instant « sous couvercle » mais la dérive autoritaire de la Russie, sensible depuis 2012, contre l’administration, les régions, les médias, la vie politique, place le pays sous une tension extrême. Au Daghestan et dans d’autres républiques, des populations manifestent contre la mobilisation. Cela peut dégénérer.
Michel Foucher : Je parlais de réconciliation polonais-ukrainienne, mais la trajectoire démocratique de la Pologne depuis les années 1989-1990, la modernisation du pays, l’intégration européenne ont été la référence des élites ukrainiennes dans ces années-là. Tout cela a été sous-estimé. Dans le Grand échiquier (1997), il y a cette carte de prospective sur l’Europe en 2010 où l’axe Paris-Berlin-Varsovie-Kiev chapeaute la paix européenne. Un tel continuum démocratique ruinerait les rêves d’empire russe. On est au cœur du conflit actuel. Les Russes en sont restés à l’époque Ianoukovitch et avait d’ailleurs rêvé le réinstaller, lui ou un autre dirigeant fantoche.
Pascal Orcier : à propos de l’identité ukrainienne, je voudrais partager un souvenir de Lettonie en 2004, au moment de la révolution Orange. Il y avait à Riga une minorité ukrainienne, très divisée par la révolution. Une Ukrainienne m’avait dit : « nous ne sommes pas des Ukrainiens, nous sommes d’Odessa ». Elle estimait avoir grandi comme une Soviétique, elle ne se disait pas Russe quoi que russophone mais elle ne se disait pas pour autant ukrainienne. Aujourd’hui, elle s’affirme comme totalement Ukrainienne.
L’enseignement de la guerre dans l’Académie de Versailles
Laetitia Rouhaud : j’ai travaillé avec une équipe de l’académie de Versailles, sous la direction de Sophie Gaujal. Nous souhaitions mesurer, au moment de l’invasion, les réactions de nos élèves et leurs besoins pour le retour en classe après les vacances de février. Nous souhaitions également savoir comment les enseignants répondraient à tout cela. Enfin, nous voulions bien sûr les soutenir dans cette démarche. Nous avons donc mené une enquête, qui a débouché sur un webinaire à Sciences Po le 04 avril 2022. Nous avons eu une soixantaine de réponses. L’enquête comprenait trois questions : quelles questions ont posé les élèves ? Quels dispositifs pédagogiques avez-vous mis en place pour y répondre ? Quelles questions souhaitez-vous poser durant le webinaire ?
Qu’ont montré les réponses ? Les élèves s’interrogent sur les acteurs, les causes de l’invasion, les responsabilités, le rôle de la France, les conséquences à prévoir, etc. Ils s’interrogent sur le traitement médiatique de l’Ukraine, un traitement différencié par rapport à d’autres crises. D’autres disent, enfin, ne pas s’intéresser au sujet et ne posent pas de sujet.
Les réactions des enseignants ont été multiples : certains ont organisé une séance de questions-réponses, d’autres ont conçu un cours entier ou alors ont fait quelques commentaires en marge d’une séquence quand cela s’y prêtait. Les enseignants ont demandé une formation sur le sujet et ont fait été de leur difficulté à rester neutre et à gérer les émotions des élèves.
Sept mois plus tard, à la rentrée de septembre, nous avons mené une deuxième enquête de suivi : les élèves posent maintenant moins de questions mais quand il y en a, cela tourne sur le risque nucléaire et la crise énergétique. Tous les professeurs ont prévu de l’aborder cette année, notamment en HGGSP, quoique ce ne soit pas exclusif. Un cours d’EMC sur la Défense, un autre sur les médias, un autre encore sur la périodisation en Histoire, beaucoup de thèmes ont servi de support. Un enseignant a travaillé en quatre temps : il a d’abord voulu faire émerger les raisons des craintes des élèves, il a déconstruit ensuite les discours politiques, il a encore apporté des connaissances et enfin, il a conclu sur les valeurs européennes.
Pascal Orcier : en tant qu’enseignant, j’ai immédiatement souhaité parler aux élèves de la guerre car dans notre zone, nous n’étions pas en vacances. J’ai préparé un diaporama et une séance de questions-réponses. Entre-temps, le rectorat m’a demandé d’accepter les caméras de télévision dans ma classe. Récemment, j’ai demandé aux élèves de m’écrire un nuage de mots sur la guerre en Ukraine et, à ma grande surprise, aucun nom de lieu n’est ressorti. Par contre, beaucoup d’émotions, d’éléments par rapport aux médias, dans les réponses.