Ce café littéraire et gourmand a donné à la fois envie de se régaler les papilles et de dévorer les ouvrages originaux, et, a priori, passionnant des deux auteurs réunis autour de la table. Christian Grataloup et Jean-Robert Pitte ont présenté leurs recherches de façon très intéressante et parfois amusante. Cependant, normes Covid obligent, la dégustation prévue à l’issue de cette table ronde a été annulée …
Comment raconter l’histoire du monde à partir de la gastronomie, d’un objet, d’un événement, d’un personnage… ?
C’est une carte blanche pour faire une histoire mais aussi une géographie gourmande du monde présentée par François Bachelot, Directeur général des éditions Dunod et Armand Colin: ce café littéraire a été organisé par la maison d’édition Armand Colin. Aujourd’hui, c’est une maison universitaire et grand public.
2 auteurs sont réunis autour de ce café littéraire :
Jean-Robert Pitte, « géographe et fin gourmet ». Il nous apprend qu’il souhaitait être cuisinier mais qu’il a « échoué » dans la géographie. Il est Professeur émérite à l’université Paris IV Paris-Sorbonne, président de la Société de Géographie et de l’Académie des vins de France et président de la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires. Il a écrit en 2017 un Atlas gastronomique de la France, avec des cartes « délicieuses », chez Armand Colin.
Christian Grataloup est Géohistorien, professeur émérite à l’Université Paris Diderot-Paris 7 et Sciences Po Paris, spécialiste de l’histoire de la mondialisation.
Il a publié le cabinet de curiosités de l’Histoire du monde en 2020 chez Armand Colin, un ouvrage qui se « picore » avec de petites chroniques sur différents objets plus ou moins insolites, ainsi que Le monde dans nos tasses, en 2017, qui sort cette année en poche.
Café, thé et chocolat
François Bachelot : La carte blanche est intitulée une Histoire gourmande du monde, mais l’on pourrait aussi l’appeler une « géographie gourmande du monde ».
Se réchauffer en hiver avec un chocolat, un thé, un café est éminemment un acte mondial car aucune de ces plantes ne poussent ici en Europe …
Christian Grataloup : oui, ni un théier, ni un caféier, ni un cacaoyer, ni la canne à sucre (dès le XIXe siècle, ces boissons étaient sucrées en Europe) : ce sont des plantes tropicales. Par la même, dès que les Européens s’en sont entichés, fin XVIIe siècle, comme boisson chaude du matin, cela devient une question géographique puisqu’il faut aller les chercher à travers l’Atlantique, il faut créer des plantations et apporter de la main d’œuvre pour les cultiver, avec les traites négrières. A partir de cette consommation, on aboutit à la division Nord/Sud du monde.
François Bachelot : les boissons que l’on buvait étaient-elles les mêmes qu’aujourd’hui ?
Christian Grataloup : en gros oui. L’Europe innove car elle les transforme avec l’ajout du sucre, en particulier pour le thé et le chocolat.
Les 3 boissons apparaissent en même temps en Europe alors qu’elles ont une histoire différente.
Le café est une boisson récente, elle apparait au XIIe siècle au Yémen, c’est une plante originaire d’Afrique, se diffuse dans le monde arabe, puis en Italie. Dans le café, il y a dès le départ du sucre. Alors que le thé est une boisson beaucoup plus ancienne, qui remonte au moins au deuxième millénaire avant J.-C. en Chine. C’est une infusion qui n’est pas sucrée : lorsque les Européens mettent du sucre ou du lait, à l’anglaise, c’est une aberration. Pour les Chinois, cela équivaudrait à mettre du Coca dans un Bordeaux … Le thé est connu en Europe par les Hollandais.
Même chose pour le chocolat : on n’y mettait pas de sucre en Amérique. Les Aztèques le buvaient très amer. Avec du sucre, au milieu du XVIe siècle, le chocolat devient une boisson espagnole, c’est l’Espagne qui le fait connaître en Europe.
Question de François Bachelot à Jean-Robert Pitte : le pays basque est-il berceau du chocolat en France ?
Jean-Robert Pitte : oui, parce que ce sont les Juifs du Portugal et d’Espagne qui ont apporté le chocolat en France. C’est connu car cela se marie avec le Christianisme : en Espagne d’abord, puis en France, on a considéré que le chocolat étant liquide, il ne rompait pas le jeûne. C’était hautement calorique, mais pendant les messes longues, les dames du monde buvaient du chocolat. Le passage par le pays basque est très intéressant car il reste encore des vieilles familles de chocolatiers à Bayonne qui sont d’origine juive dans le Pays basque. C’est curieux, ce mariage entre la religion des Aztèques (c’était une boisson sacrée) et les Juifs et les Chrétiens.
Les Aztèques consommaient le chocolat avec du piment et de la vanille. C’était en fait une drogue. La première région qui adopte le cacao en France est le pays basque, ainsi que le piment d’Espelette : la première consommation de piment qui remplace le poivre car ce produit est très cher, il vient d’Asie du Sud. Le piment quant à lui est un produit paysan que tout le monde peut cultiver. Le piment connait le même succès en Asie, jusqu’en Corée, car il permet de consommer les aliments avec moins de sel (très cher à l’époque).
Christian Grataloup : on a là un bon exemple de ce que l’on appelle l’échange colombien, c’est-à-dire la diffusion de plantes américaines dans d’autres civilisations. Ce qui fait qu’aujourd’hui, il très difficile de faire admettre à un Indien de l’Inde que le piment n’est pas indien, ou à un Africain d’Afrique noire que le manioc est américain, alors que c’est presque un symbole de nourriture africaine.
Pour le chocolat, avec le cas de Bayonne, on voit une diffusion de voisinage. Pour la consommation du chocolat au petit déjeuner, c’est parti d’une consommation hiérarchique, par les reines de France au XVIIe siècle, Anne d’Autriche et Marie Thérèse, deux reines d’Espagne qui ont amené le chocolat à la cour. Ça a été très long à prendre à la cour : le chocolat ne plaisait pas beaucoup à Louis XIV, c’était « la boisson de sa femme ». Elle au contraire était très enthousiaste pour le chocolat, elle avait même une domestique spécialisée dans le chocolat.
Jean Robert Pitte ajoute que Marie Thérèse consommait beaucoup de chocolat, ce qui lui a donné des poignées d’amour …
Le petit déjeuner
François Bachelot pour rester sur le petit déjeuner : il y a aussi une histoire de l’invention de la tasse et de l’anse ?
Christian Grataloup : il aime beaucoup l’objet qu’est la tasse car c’est vraiment un objet mondial, qui a une histoire mondiale. La tasse avec anse et la sous-tasse sont une invention européenne, mais à partir d’une coupe haute d’invention chinoise pour boire le thé et le vin chinois chez les Hans (il y a 2000 ans).
Dans la mesure où la consommation du thé s’est diffusée au premier millénaire de notre ère dans l’Asie occidentale jusqu’en Méditerranée, les récipients, tasses et théières, se sont diffusés également. A partir des XII-XIIIe siècles, ils servent également à boire du café. Le problème est que le thé ne se boit pas bouillant à 80degrès, mais tiède, ce qui fait que le fait de porter une petite coupe à sa bouche ne posait pas de problème, alors pour boire le café bouilli, brûlant, il a fallu le munir d’un porte-tasse (diffusé par le monde arabe en Russie : le « zarf », le porte-tasse). Les Italiens importent la tasse avec le café, et ont eu l’idée de le munir d’une petite anse pour le porter début XVIIIe siècle. Dans les années 1730.
La sous-tasse est une invention qui vient du chocolat à cause des problèmes de débordement du chocolat, et de la nécessité de porter le premier récipient : les premiers récipients étaient issus des grosses tasses des Aztèques. A la fin du XVIe siècle, les Espagnols ont l’idée d’utiliser la noix de coco comme récipient isotherme. Le chocolat devant rester chaud pour ne pas tomber au fond, on utilisait la noix de coco, mais ce récipient n’était pas stable : l’invention de la soucoupe est faite pour régler le problème du débordement, pour poser la cuillère et stabiliser le récipient. Au début du XVIIIe siècle la soucoupe se généralise, pour pouvoir touiller le sucre. Aussi, la bienséance européenne veut que celui qui boit se tienne droit pour porter la tasse à ses lèvres … Alors que les Asiatiques se baissent sur leur tasse pour boire.
Jean-Robert Pitte : il y a 2 aires culturelles qui continuent à boire ces boissons très chaudes sans anse : la péninsule arabique où l’on sert le café vert très fort dans de toutes petites tasses. Il s’agit de poser les doigts sur les angles de la petite tasse. Et l’autre aire culturelle où l’on boit sans anse le thé brûlant est le Sahara et le Maroc. Le thé est servi brûlant dans un verre à 90 degrés … On sert 3 thés très chauds à la suite, de peu sucré à très sucré, presque comme un sirop.
Christian Grataloup : c’est amusant, en fait, le thé à la menthe date de la guerre de Crimée, seulement de 1854 ! Et pourtant il semble ancestral. Le thé a mis du temps à arriver à l’Ouest, ce sont les Européens qui ont amené le thé au Maroc. Au moment de la guerre de Crimée, les Anglais, déjà maitres du commerce du thé, avaient des stocks de thé à Gibraltar, destinés à la Russie, mais comme ils étaient en guerre, ils ont cherché un débouché proche de Gibraltar : il y a eu forcing au Maroc. On ne devrait pas dire du thé à la menthe, mais de la menthe au thé car la boisson traditionnelle du Maroc est une infusion de menthe sans thé.
Jean-Robert Pitte : au Sahara, il n’y a quasiment pas de menthe, le thé est bu très puissant et brûlant.
Les tartines :
François Bachelot : dans l’Atlas de Jean-Robert Pitte, on trouve une carte de pains de France, avec 80 pains différents !
Jean-Robert Pitte : il y en a de plus en plus maintenant parce que chaque boulanger fait ses pains spéciaux car le prix du pain est libre dès qu’il y a un ingrédient en plus. Le prix de la baguette est réglementé, alors que si on ajoute un ingrédient ou si l’on fait une forme bizarre, le prix est libre.
François Bachelot : il y a des formes bizarres, et des noms poétiques (comme on le voit dans l’Atlas).
Jean-Robert Pitte : le pain est associé à la vie, comme dans le Christianisme, en lien avec l’eucharistie, car. Jusqu’à Pasteur, on ne savait pas pourquoi la farine mélangée à de l’eau à la chaleur faisait gonfler, on ne connait pas levures. (Idem pour le vin).
Le pain étant associé à la vie, on lui a donné dans beaucoup de régions une forme sexuelle : la baguette en France. En Italie, c’est encore plus explicite (baguette de pain dans une couronne).
Christian Grataloup : ajoute une vision moins poétique du pain : la baguette comme objet français, associé au béret basque, est quelque chose de lié à des normes urbanistiques : il y a des légendes sur l’invention de la baguette, dont une légende farfelue du temps de Napoléon (les soldats mettaient une baguette dans leur pantalon). En fait, la baguette date du milieu du XIXe siècle avec la mise en place d’une réglementation pour lutter contre les risques d’incendie et contre le bruit de l’activité dans les boulangeries dans les villes.
Jusqu’au début du XIXe siècle, le pain n’est pas fait chaque jour, il faut donc une forme qui se conserve : en forme de boule avec beaucoup de mie.
Mais à partir du milieu du XIXe siècle, la consommation de pain très frais se généralise : on a donc besoin de faire un pain qui cuit très vite (on impose à Paris que les boulangeries ne commencent qu’à partir de 4h du matin) : il faut des pains étroits pour pouvoir cuire très vite, d’où la forme privilégiée des pains allongés. Et qui permet entre autre de faire des tartines. Mais il y aura querelles : a-t-on le droit de tremper la tartine ?!
Jean-Robert Pitte : c’est comme pour le thé et le lait en Angleterre. Faut-il mettre le lait avant le thé ou le contraire ? Si on veut être chic, on met le lait après le thé.
Jean-Robert Pitte : pour revenir à la tartine : elle apparaît au XIXe siècle. Elle remplace le gros pain d’une semaine, mis au fond de l’assiette avec de la soupe. Le passage du premier repas salé au repas sucré est très urbain, au XIXe siècle. Se répand d’abord dans la bourgeoisie.
Fait géographique intéressant : le beurre sur la tartine : doux ou salé ? C’est un vrai sujet. Il y a une frontière entre la Normandie et la Bretagne, avec comme frontière Le Couesnon : en Bretagne, on utilise du beurre salé, au Mont Saint Michel, du beurre doux. Pourquoi ? Tout simplement à cause de la gabelle. Quand la Bretagne est devenue française, en Bretagne on ne payait pas la Gabelle. Anne de Bretagne a réussi à conserver cela : le sel n’étant pas cher en Bretagne, il permet de conserver le beurre ! Alors qu’en Normandie le sel coûtait cher. Question aussi du beurre salé avec de confiture : c’est un mélange particulier …
Le vin
Jean-Robert Pitte fait une digression sur le sujet du vin en racontant une anecdote de sa jeunesse, lors de vendanges, où il a découvert la consommation de vin avec du saucisson en matinée, au petit déjeuner.
François Bachelot : concernant le vin, ses ustensiles et récipients, Jean-Robert Pitte a écrit ailleurs l’histoire du vin (chez Tallandier) : ainsi, si le chocolat et le thé ont amené la tasse, la bouteille a amené le champagne.
Jean-Robert Pitte : pourquoi mettre le vin en bouteille : depuis l’Antiquité, le vin est transporté dans des tonneaux de 100 à 300 litres environ. Si on ne le tourne pas, il y a un risque de tourner en vinaigre avec la chaleur. Les Anglais qui achetaient du vin dans des tonneaux ont cherché un contenant efficace : la bouteille permet de fractionner.
Pour cela, il fallait avoir du verre épais. Les verriers ont fait du verre au charbon épais et solide. Ensuite, ils ont trouvé un produit incroyable qui n’était presque pas utilisé au Moyen Âge, le liège : ils l’ont découvert au Portugal. Le liège (écorce du chêne liège) a la particularité d’obturer le goulot de la bouteille. C’est à ce moment que l’on découvre du vieillissement. En ce qui concerne le Champagne : les Anglais achetaient du vin nature de Champagne. Pendant le petit âge glaciaire, le vin de Champagne est quasiment du jus de citron, tellement le raison ne murissait pas. Les Anglais l’ont mis en bouteille avec du sucre, ils la bouchent : le vin fermente et cela donne du champagne mousseux : c’est donc une invention anglaise ! il est devenu à la mode dans les années 1670.
Midi
François Bachelot : il y a beaucoup de choses sur les légumes dans les ouvrages des deux intervenants. Notamment le fait que des légumes venant de pays étrangers ont permis de réactiver des recettes traditionnelles.
Jean Robert Pitte : le maïs permet la réintroduction du foie gras au Pays Basque (oublié depuis Rome). Diffusion de village en village, jusqu’en Alsace. Le maïs est essentiellement cultivé pour nourrir la volaille pour l’engraisser. Il n’y a pas besoin de les forcer, les volailles se gavent naturellement, elles adorent le maïs.
Christian Grataloup : a fait un chapitre sur la patate douce, dans lequel il dit que c’est un légume géo-historique.
Quand les Européens arrivent au XVIIIe siècle, ils découvrent la patate douce comme un élément de base dans le Pacifique. Or elle est originaire d’Amérique, des Antilles probablement. Elle s’est diffusée à partir d’Amérique dans le Pacifique. Alors que les populations du Pacifique polynésien se sont diffusées depuis l’Asie vers l’Amérique (jusqu’à l’île de Pâques) : la question est de savoir si les Amérindiens ont ou non été dans le Pacifiqu. Du point de vue biologique, on sait que le patrimoine biologique des Polynésiens n’a pas d’origine amérindienne, mais il y a des témoignages de linguistiques ; et des légendes incas expliquent la diffusion de la patate douce vers le Pacifique par des empereurs incas mythiques partis vers l’Ouest. Hypothèse d’une diffusion par des navigation.
Aujourd’hui, l’analyse de la patate douce en Nouvelle-Zélande montre qu’il y a des mutations anciennes : la patate douce, dont les graines flottent, se serait diffusée naturellement ! Qui des hommes ou de la nature a diffusé la patate douce ? C’est une question énorme, non tranchée.
Jean-Robert Pitte : la pomme de terre est universelle aujourd’hui. Elle est partie de la Cordillère des Andes. Aujourd’hui, beaucoup de plats très connus de la cuisine française sont à base de pomme de terre. Elle a fait le tour du monde : elle arrive en Asie par les Européens (Portugais, Epagnols, Neerlandais).
Par exemple : au Japon, la pomme de terre s’appelle Jagaimo : « Jakarta ». C’est passé par Jakarta, par les Néerlandais.
Au début, les Français ne voulaient pas manger de la pomme de terre : on la donnait aux cochons, ou on la consommait en cas de disette : en Irlande, la pomme de terre sauve de la famine.
Parmentier a travaillé sur l’alimentation de l’armée (dans des soupes). On trouve la pomme de terre déjà chez Olivier de Serre : il la conseille pour les cochons … déjà en 1601.
Parmentier un siècle plus tard, sous Louis XVI, voyant qu’il y a encore des disettes et des famines se dit que la pomme de terre est très nourrissante, qu’elle est facile à cultiver, qu’elle pousse seule et a un gros rendement : il faut donc recommander aux Français d’en manger. Il utilise un subterfuge peut-être légendaire : il fait planter des pommes de terre sur un terrain royal, dans le sable, et fait garder ce champ par des soldats, avec pour mission de laisser les gens voler les pommes de terre … est-ce un peu légendaire ? On dit que c’est comme cela que la pomme de terre est devenue populaire à Paris. En tout cas il a fallu beaucoup de temps.
De même pour la tomate : elle est devenue populaire seulement au courant du XIXe siècle. Fin XIXe siècle, la pizza est blanche : on met la pâte à pain dans un four très chaud avec de l’huile d’olive et de l’origan. La tomate arrive seulement avec l’unité italienne (encore une légende : en hommage à la reine Marguerite, on aurait fait une pizza aux couleurs du drapeau italien : mozzarella, basilic, tomates).
Christian Grataloup : on adopte de nouveaux aliments d’une façon très conservatrice. Pour qu’un aliment, végétal ou animal, soit rapidement admis, il faut qu’il soit proche d’un autre, substituable à un autre. Ainsi, la pomme de terre est proche des glands, elle convient donc pour les animaux. Même si son intérêt, comme le sarrasin, est qu’elle pousse facilement dans des endroits où il ne pousse pas grand-chose.
Pour tous les aliments, quand quelque chose ressemble à quelque chose d’autre, c’était plus facile.
Le problème de la tomate, c’est que c’est visiblement un fruit non sucré. Elle était verte longtemps (la tomate rouge est récente). On ne pouvait pas en faire grand-chose.
C’est pareil pour les animaux : la dinde est comme un gros poulet, elle passe rapidement dans l’alimentation européenne. Mais au XVIIIe siècle, le kangourou et l’autruche sont beaucoup plus long à être adoptés… ce n’est toujours pas passé dans l’alimentation européenne. Il faut pouvoir dire « c’est comme, ça ressemble à » : par exemple le maïs est une graine.
Il y a même une méfiance vis-à-vis de la tomate : elle n’arrive en Alsace que mi XXe siècle.
Jean-Robert Pitte raconte une anecdote de son enfance : dans les années 1950, on ne trouvait pas d’huile d’olive à Paris, c’était exotique ! A partir du moment où les gens ont pris les vacances dans le Sud, et que l’on a vanté ses qualités médicales, l’huile d’olive est devenue courante, avec des variétés de prix et de qualité. Aujourd’hui l’huile d’olive est très à la mode partout en France. L’introduction des nouveaux goûts est passionnante pour les géographes.
La pomme de terre a mis très longtemps, le maïs a mis moins d’un siècle a entrer dans l’alimentation européenne.
Christian Grataloup : ajoute une anecdote concernant l’huile d’olive : sa grand-mère tenait un restaurant ouvrier, et l’huile d’olive était considérée comme quelque chose d’exotique et de très mauvais.
Christian Grataloup : en ce qui concerne l’introduction des nouveaux produits, il y a presque une règle. Quand quelque chose apparait, c’est rare que ça ne prennent pas quelques temps le caractère d’un stimulant sexuel : c’est quelque chose que recherchaient toutes les sociétés, y compris les Européens. Toutes les plantes nouvelles : l’asperge, l’artichaut au XVIe siècle … A chaque fois que l’on prête cette qualité à une plante, cela fonctionne si on y croit, donc la croyance dure ;
Christian Grataloup fait un retour au petit déjeuner : au XVIIIe siècle, une plante a une réputation d’aidant pour la stimulation sexuelle est le chocolat. Cela aboutit à une situation drôle : le chocolat, qui est aujourd’hui une boisson des enfants. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le chocolat, devenu en poudres, est devenu « pour les gosses ». Au XVIIIe siècle, il est considéré comme un dopant. Les maitresses de Louis XV, en particulier Madame du Barry, aimaient beaucoup lui donner beaucoup de chocolat, notamment avec des huitres et du champagne …
Casanova a écrit que le Champagne c’est très bien pour mettre les dames en condition, mais que le chocolat est beaucoup mieux.
Jean-Robert Pitte : nous recommande de lire Brillat Savarin : il a mis la truffe à la mode, avec un chapitre « de la vertu érotique de la truffe » : la rareté et le goût fort de la truffe bouleversent. Elle embaume : elle a des effets érotiques.
Les aliments rares comme les épices au Moyen Âge stimulent l’ensemble des qualités des femmes et des hommes.
Dessert :
François Bachelot : faisons un tour vers les fruits, avec Christian Grataloup qui a fait un chapitre sur l’ananas.
Christian Grataloup : l’Ananas est un objet bizarre. Il a mis du temps à migrer d’Amérique car il est compliqué à conserver. On a tenté de le faire pousser en serre. A la fin XIXe siècle, avec l’invention de la conserve et du congélateur, et les bateaux frigorifiques ont permis de consommer de l’ananas et de la banane.
Le premier producteur européen de banane est l’Islande ! Sous serre chauffée (eau chaude naturelle des volcans).
L’arrivée de l’ananas en Europe, car il avait une sorte de couronne sur la tête, a été un produit royal. Au XVIe siècle, Charles Quint en avait discuté mais c’était infâme (mal conservé dans le transport).
Aux XVIIe-XVIIIe siècle, on commence à le consommer parcimonieusement. Quand on peut en faire commerce en conserve, il y a multiplication des plantations en Amérique et en Afrique.
Inversement, on a fait très tardivement de la confiture d’ananas : c’était complexe à faire avec des agrumes, avec des fruits avec de acidité.
François Bachelot : une dégustation était prévue mais les conditions sanitaires l’empêchent … des Rillettes et du Vouvray.
Jean-Robert Pitte : Balzac, dans le Lys dans la vallée, fait un passage extraordinaire sur la rillette : Balzac, de famille noble, va dans un collège avec des enfants de la bourgeoisie. Ils apportaient leur déjeuner : ils apportaient en particulier de la rillette, qui faisait envie à Balzac, alors qu’il n’en avait jamais goûté. Ses camarades se moquaient de Balzac et le narguaient avec leurs rillettes.
Comme quoi la rillette peut provoquer des sentiments belliqueux, un résumé d’histoire sociale, gastronomique et culturelle …
Christian Grataloup : Balzac a aussi un passage sur la tasse. Un passage dans un court roman, Comédien sans le savoir, montre le moment où à Paris on passe du repas du matin « déjeuner » (rupture du jeûne) à « petit déjeuner ». Cela se produit à Paris, au milieu du XIXe siècle (en 1845 dans e roman). Ailleurs, le déjeuner est le matin, le diner est à midi, le souper et le soir.
Questions du public :
Un mot sur le classement du repas gastronomique français à l’Unesco ?
Jean-Robert Pitte :
1999 : le thème des RDV de l’histoire était alimentation. Jacques Lang député maire, s’est intéressé au bien-manger et au bien-boire comme faisant partie de la culture, au même titre que la belle musique. A la suite de cette édition, une volonté de faire quelque chose de permanent concernant la gastronomie.
2006 : la France signe la convention Unesco pour le patrimoine immatérielle : c’est là que nait l’idée d’inscrire la gastronomie Française. Afin de dire aux contemporains Français que bien manger, c’est notre identité et notre santé.
2010 : grâce à Nicolas Sarkozy, qui n’est pas un fin gastronome, mais qui a compris tout de même que c’était important. Un moyen de réunir et de réjouir les Français. L’initiative vient de l’Elysée pour convaincre les ministères : la culture (s’en fichait), l’agriculture (avait d’autres préoccupations) … Le plaisir de bien manger et de bien boire sont un élément majeur de la culture et de la joie de vivre.
A quel moment la pomme de terre a pu devenir chic ?
Christian Grataloup : c’est un processus géographiquement différencié en Europe. Ça commence dans les régions les plus pauvres : en Irlande pauvre, devient l’aliment de base au XIXe siècle. Il a fallu des modifications à l’origine c’est une plante tropicale de montagne. Un temps biologique a joué. Puis est devenue en Allemagne du Nord, en Scandinavie importante. Les régions à blé méditerranéen ont connu une pénétration lente. Il a fallu créer quelque chose de spécial en gastronomie : invention du gratin dauphinois, et surtout l’invention de mettre la pomme de terre dans la friture : invention de la frite. LA friture était de culture espagnole, qui a frappé les Amérindiens : les Espagnols amènent la friture dans des sociétés où il n’y avait pas de graisse. L’Espagne faisait tout frire (toutes les plantes trouvées en Amérique). Ensuite, pour des pommes de terre très farineuses : les frites belges à la graisse de cheval.
Jean-Robert Pitte : la pomme de terre entre dans la haute gastronomie raffinée, en deux temps :
au XIXe siècle : invention de la pomme soufflée : frite en rondelle, deux fois. La tradition veut que ça ait été inventé lorsque l’épouse de Louis Philippe était arrivée en retard, les pommes de terre ont dû être retirées et remises en friture … la pomme de terre ressemble à une montgolfière. C’est très compliqué à faire.
Au XXe siècle : 1970-80, Joël Robuchon décide d’inventer une nouvelle version de la purée avec des rattes, pommes de terre à chair fine : cuites à l’eau, épluchées chaudes, passées au tamis avec beaucoup de beurre. C’est une cuisine de virtuose. Devient un plat très raffiné.
Fernand Pointe à Vienne : invente une version du gratin dauphinois, qui est la quintessence du gratin dauphinois, sans fromage bien entendu.
Sur le pays basque : dispute concernant le cidre : est-il normand ou basque ?
Jean-Robert Pitte : c’est à la fois normand, breton et basque. C’est un substitut du vin au moment du refroidissement du climat. Le cidre est en lien avec les pays celtes. C’est un produit symbolique, qu’on trouve aussi en Irlande. Il est à la fois culturel et climatique. Le vin dans les cultures chrétiennes reste le produit noble. Le cidre associé au vin : le vin est un produit noble par rapport au cidre qui est un substitut
Terme de gastronomie : question de luxe ? Technicité du bien mangé ?
Mot inventé en 1801 par un poète, Joseph Berchoux, qui a écrit un poème La Gastronomie. Cela signifie la législation de l’estomac, c’est un vieux mot grec. Le mot rentre immédiatement dans le langage des savants. Le mot français est repris ensuite dans toutes les langues.
Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger ? Les Français vivent pour manger ! C’est la différence avec un certain nombre de peuples. Il faut les deux : faire attention à sa santé, mais aussi pour le plaisir.
Question concernant la gourmandise comme pêché
Jean-Robert Pitte : au Moyen Âge c’est un excès ; C’est l’excès qui est un pêché. Un des 7 péchés capitaux. Mais dans la littérature de la fin du Moyen Âge, la gourmandise est très rarement considérée comme un péché mortel. C’est plus un péché véniel.
Quand et comment s’est installé le triptyque entrée-plat-dessert ?
Jean-Robert Pitte : c’est mondial, on couvre la table de plats, surtout au début du repas. En Russie, on dit que l’on ne doit pas voir la nappe.
En France on faisait comme ça. Le service dit à la française (menus écrits sous Louis XV : 50 plats. On ne mangeait que quelques petites choses sur la table). C’est sous l’Empire que l’on commence à faire un service plat par plat, dit à la russe. Service qui devient à la mode et s’impose peu à peu sous Napoléon III. Le grand plat est présenté, et on se sert. Nouveau service à la française pratiqué à l’Élysée.
Beaucoup de pays où il faut mettre tous les plats sur la table : en Chine, il n’y a pas si longtemps, la règle est 40 plats pour 10 … puis doggy bag pour les plats non mangés.
Christian Grataloup : un service oublié, le dessert : c’est un service qui apparait au XIXe siècle. Le sucre utilisé dans plat de façon parcimonieuse jusqu’au XIXe siècle car c’était cher. Avec du sucré salé. En plus, on utilise le sucre pour des entremets (dont il nous reste le trou normand) ? C’est seulement au XIXe siècle que l’on codifie de sortir de table avec un plat sucré.
La confiture et la pâtisserie sont une invention indienne, où il y a eu les premières plantations de canne à sucre, il y a plus de 2000 ans (pâtisseries arabes)
Au XVIe siècle : confiture et dragées en Europe. Offert dans la journée, pas au repas. Ce sont des produits de luxe.
Un livre de Nostradamus est un manuel de confiture.
Jean-Robert Pitte : les fruits confits sont réalisés pour garder les fruits. confiserie d’Apte.
Aujourd’hui, des chefs à la mode ont voulu faire disparaître la limite sucré-salé (concours, chefs bobos …) mettent du sucre partout. C’est une influence mal comprise des cuisines étrangères. On trouve la forme sans le fond : c’est le mauvais côté de la mode.
Le repas doit évoluer, c’est bien et important. Il doit recevoir les influences étrangères comme ça a toujours été le cas. On a parlé de plein de produits exotiques : ce qu’on a fait du chocolat en France est prodigieux. Il faut que cela continue à vivre, mais pas n’importe quoi, n’importe comment.