La France est à la tête du second domaine maritime mondial derrière les États-Unis d’Amérique. Les programmes scolaires en parlent, les manuels en parlent mais, au-delà de sa superficie impressionnante de 11 millions de km², quel est le potentiel stratégique et économique de notre ZEE ? En quoi le domaine maritime est-il indispensable à la puissance française ? Comment l’État œuvre-t-il à son renforcement ? En quoi la mer est-elle notre meilleure chance ?
Intervenants
- Deborah Caquet (modération). Professeur au lycée de la Vallée de Chevreuse à Gif-sur-Yvette (91). Présidente des Clionautes.
- Christian Buchet. Directeur du Centre d’études de la mer de l’Institut catholique de Paris / Océanides. Docteur en histoire et en économie maritime et Académicien de marine, il est aussi directeur scientifique d’Océanides, un programme qui a réunit 264 chercheurs issus de 40 pays. Sous le prisme de la mer, il propose une nouvelle lecture géopolitique du monde qui donne sens à l’avenir. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages remarqués dont le dernier, Osons la mer, a été publié en 2022.
- Eudes Riblier. Président de l’Institut français de la mer, une association reconnue d’utilité publique qui fait la promotion de la mer et de ses activités. L’association produit un mensuel, la Revue maritime. La ZEE est traitée dans le numéro 520. Des conférences, « Les mardis de la mer », sont régulièrement organisées.
Contours de la ZEE française
Définition d’une zone économique exclusive
Eudes Riblier : la ZEE est une zone qui part du rivage, c’est-à-dire de la moyenne des basses mers, et qui s’étend jusqu’à 200 milles nautiques vers le large. Elle se distingue des eaux territoriales (12 milles nautiques du bord) et de la zone contiguë (12 milles nautiques supplémentaires). La ZEE ne concède qu’une souveraineté économique. Un pays peut demander une extension de sa ZEE après les 200 milles nautiques. Il ne peut le faire qu’au nom de la poursuite de son plateau continental. Toutefois les droits obtenus ne concerneront que le sol et le sous-sol.
La ZEE française
Sur les 11 millions de km² du domaine maritime français, le territoire métropolitain n’apporte que 370.000 km². L’essentiel de l’apport vient du Pacifique. La Polynésie apporte 4.5 millions de km² (pour 280.000 habitants), la Nouvelle-Calédonie, 1.4 millions de km², Wallis et Futuna, 270.000 km² et Clipperton, 430.000 km². Vers l’Est, les Antilles sont à 140.000 km², la Guyane est à 200.000 km², tandis que Saint-Pierre-et-Miquelon se contente de 12.000 km². Dans l’océan Indien, notre domaine s’étend sur 2.6 millions de km², dont l’essentiel provient de Saint-Paul Amsterdam, Kerguelen, Crozet (2 millions). Tromelin apporte 280.000 km², Mayotte et les îles Éparses 775.000 km². Notre ZEE est indubitablement ultramarine.
L’outre-mer, grande chance de la France
Christian Buchet : La ZEE est à 96% ultramarine. L’outre-mer est la grande chance de la France et la grande chance de l’Union européenne. Sans cet apport, l’Union européenne ne pourrait se prévaloir d’être le premier domaine maritime mondial et de posséder le plus grand linéaire maritime au monde. Avec Malte et la Grèce, on peut même se demander si nous n’avons pas le plus grand nombre de navires au monde. Le potentiel est incontestable.
Notre génération a la chance de vivre le troisième temps de l’Histoire. Il y a eu le temps des Méditerranées des XIVe-XVe-XVIe siècles, le temps de l’Atlantique ensuite et enfin, le temps de « l’océan mondial », plus que de l’océan Pacifique. Notre génération prend conscience que la mer est un univers à dimensions multiples :
- la surface, sur laquelle on circule et où l’on pêche,
- la tranche d’eau,
- 72% de la surface du globe sont des terres immergées, avec une biodiversité spécifique.
Quelle est la plus grande date de l’histoire de France ?
Christian Buchet : À mon sens, c’est 1994, avec l’application des accords de Montego Bay. La France dispose du premier domaine maritime au monde. Avec 11 millions de km², nous sommes théoriquement seconds, derrière les États-Unis. Mais la ZEE n’est pas qu’une histoire de superficie. Il faut prendre en compte aussi la qualité. Si les États-Unis brillent à la première place ou l’Australie à la 3ème, c’est par leur territoire métropolitain. Nous, nous disposons d’une ZEE répartie sur tous les océans. En 1994, l’étendue du territoire français n’a donc jamais été aussi vaste.
Les promesses de la mer
Christian Buchet : Indépendamment des requins et des cachalots, la mer recèle de trésors. Une seule goutte d’eau est riche de milliers de molécules qu’on ne connaît pas encore. Avec les progrès de la génomique qui permettent de faire un séquençage de gènes croisés, en plus du séquençage de gènes isolés, nous n’avons pas fini d’en découvrir. Notre connaissance ne se limite vraisemblablement qu’à 4-6% de la microbiologie marine. Nous devons absolument faire mentir Eric Tabarly qui disait : « La mer pour les Français, c’est ce qu’ils ont dans le dos quand ils regardent la plage ».
Comment mesurer le potentiel précis d’une ZEE par rapport à une autre ? Où en est-on en France dans cette mesure ?
Eudes Riblier : L’étude menée au sein de l’IFM, a établi quatre critères. Il y a d’abord le critère géographique et environnemental, puis le critère politique et de gouvernance, le critère du potentiel économique et enfin le contexte international de sécurité et de défense.
Nous avons poussé l’exercice sur deux ZEE : la Méditerranée et la Nouvelle-Calédonie. La première, métropolitaine, se caractérise par une faible dimension d’espace maritime, par sa sur-fréquentation et sa forte mise sous pression environnementale ou géopolitique. En Nouvelle-Calédonie, c’est une France du lointain, en plein bouleversement géopolitique, avec une situation environnementale contrastée, plutôt bonne à l’extérieur, fragile à l’intérieur.
Quelle politique maritime pour la France ?
Comment s’organise la gouvernance de la mer ?
Christian Buchet : la question est difficile. Certains rêvent d’un ministre de la Mer. Mais à y regarder de près, pas moins de onze ministères sont concernés par la mer : la Défense, les Affaires étrangères, la Justice (trafic de stupéfiants), Bercy, les transports, l’environnement…
La mer est le lieu de la transversalité, or la transversalité n’est pas le fort de l’État français. Annick Girardin était précédemment ministre de la Mer. Aujourd’hui nous n’avons plus qu’un secrétaire d’État à la mer. On pourrait y voir un abaissement quoique ce secrétaire d’État soit rattaché à Matignon. Du temps de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert dirigeait les finances, les colonies, la mer, etc. Nous en sommes loin aujourd’hui. Nous avons aussi un secrétaire général de la mer, chargé de coordonner les différents ministères. Tout cela peut fonctionner au quotidien ou pendant les crises. L’essentiel est d’avoir une vraie ambition pour la mer, portée par le Premier ministre et le Président de la République.
La France, nation terrienne
Il y a dix ans, quand on souhaitait organiser une grande rencontre sur la mer, on ne pouvait inviter que le secrétaire d’État aux transports; désormais, il y a la Première ministre et parfois même le Président de la République. C’est une avancée.
Nous avons une faible culture maritime en France. Nous sommes surtout un peuple terrien. Les programmes scolaires ont intégré les questions maritimes depuis longtemps, certes, mais ce n’est pas suffisant. Encore faut-il que le programme développe une réelle perspective maritime, en Géographie et en Histoire. Les trois temps évoqués précédemment pourraient servir de périodisation pratique. Cela trancherait avec une lecture trop européanocentrée des événements. La France n’est pas qu’un Hexagone flanqué à droite de son Ile de beauté.
La vraie carte de la France, c’est celle de cet « archipel France » dessiné pour le Grenelle de la Mer par l’amiral Pierre Soudan de l’École navale, Gérard d’Aboville et moi-même. La carte ne respecte pas les points cardinaux. C’est un choix car, sans cela, la France aurait donné l’impression de trôner sur son outre-mer. Notre potentiel maritime est là, en plus de l’Hexagone.
Que faire maintenant ?
Christian Buchet : Il faut que le secrétaire d’État à la mer, M. Hubert Berville, aille convaincre la Première ministre. La politique maritime ne se limite pas à la pêche. C’est d’abord une politique d’aménagement du territoire. En dehors du gaz et du pétrole, tout arrive par conteneur en France et 2/3 de ces conteneurs débarquent par Anvers, Hambourg et Rotterdam. C’est encore pire en région PACA où il s’agit d’un conteneur sur deux ! Donc si l’on veut rendre de la compétitivité à nos entreprises, si l’on veut lutter contre la désertification, si l’on veut lutter contre les émissions de CO², il faut aménager notre territoire. Il faut mettre la mer au cœur de notre économie. Tant que les villes de l’intérieur Lyon, Limoges, Clermont-Ferrand ne sont pas reliées à leurs ports régionaux de proximité, les ports du Havre et de Marseille ne suffiront pas.
En mars 2019, le président Xi Jinping a commencé sa tournée européenne en Italie. Il a signé un contrat majeur, celui du raccordement terrestre des trois grands ports italiens, Gênes, Savone et Trieste. Si nous ne réagissons pas, dans dix ans, le quart nord-est de notre pays éprouvera de grandes difficultés. Nous sommes au pied du mur. La limite de nos démocraties est de penser au court-terme, là où les régimes autoritaires bâtissent sur du moyen terme. Il ne faut pas se résoudre à cela. Le Conseil national de la Mer et du Littoral est un « machin » de plus, très marqué par sa dimension politique, là où il faudrait donner plus de voix aux syndicats, aux routiers et aux entreprises.
L’administration de la mer
Eudes Riblier : Christian Buchet a surtout parlé de la gouvernance politique. Mais il y a aussi l’axe administratif, qui lui s’affaiblit. Deux domaines fonctionnent bien : l’autorité des préfets maritimes à côté de celle des préfets terrestres pour le littoral et le concept de l' »action de l’État en mer » qui coordonne bien les différentes administrations concernées. Le Conseil national de la Mer et des Littoraux, le Conseil supérieur de la Marine marchande, d’autres conseils existent encore. Dans la gestion des aires marines protégées, la gouvernance est plus ouverte.
En novembre 2019, Emmanuel Macron avait prononcé un discours aux Assises de l’économie de la mer à Montpellier, dans lequel il énumérait les piliers de la politique maritime de la France : le pilier économique, le pilier du développement durable, le pilier de la recherche, etc. C’est intéressant, à condition que le Comité interministériel de la Mer (CIMer) le mette en œuvre. Le Comité publie régulièrement des comptes-rendus qui permettent de suivre l’évolution des travaux.
Les aires marines protégées, modèle de gouvernance ?
Eudes Riblier : Il y a une gouvernance à cinq (usagers, élus, experts…) dans les aires marines protégées. Mais beaucoup trop de nos aires sont soit des aires de papier, soit des aires qui ont des niveaux de protection insuffisants.
Christian Buchet : L’environnement est une cause consensuelle. Mais ce qu’il faut bien prendre en compte ce sont les moyens de fonctionnement réellement alloués aux causes en question. L’océan nous permet de vivre mais le plastique et les émissions de CO2 le menacent. L’environnement n’est pas en soi une politique maritime.
Toutefois, la mer est un moyen de lutter contre les émissions de CO2. Certes, nos navires n’ont pas des moteurs aussi propres que nos voitures mais le frottement d’une coque sur l’eau sera moins énergétivore que tout autre mode de transport.
Transporter un frigidaire entre Shanghaï et Anvers coûtera près de 300 fois moins qu’un déplacement entre Anvers et Rennes.
Lutter contre la mondialisation peut en soi être un objectif. Mais il faudra alors trouver une solution pour remplacer la division internationale du travail. Il y a des choses à faire.
Eudes Riblier : La France déploie peu de moyens de surveillance et d’intervention en Polynésie comparativement aux enjeux, c’est comme si on ne finançait qu’une mobylette pour assurer la protection du pays. Or un espace qu’on ne visite pas régulièrement, est un espace qui sera pillé demain et contesté après-demain. Si on veut conserver nos ZEE, il faut s’en donner les moyens.
La ZEE est-elle un outil de géopolitique ?
Un potentiel géopolitique
Christian Buchet : Pour la Chine assurément.
Eudes Riblier : Oui, nos ZEE sont un véritable outil de présence internationale et de relations internationales. Nos ZEE sont assez peu contestées. Quand elles le sont, c’est au titre du troisième alinéa de l’article 121 de la Convention de Montego Bay, qui affirme que les rochers inhabités et sans activité économique n’ont pas de plateforme continentale, ni de ZEE. Ce paragraphe pose donc trois questions. Qu’est-ce qu’un rocher ? Un habitat humain ? Une activité économique ?
Dans les eaux métropolitaines, la déclaration de la ZEE en Méditerranée faite à partir du Grenelle de la mer a entraîné des différends avec l’Espagne et l’Italie, pour les espaces à la diagonale des deux rivages. Paradoxalement, ces zones étant contestées, elles sont assez peu surveillées et tendent à être des zones grises (pêche illégale, trafics…). Dans l’outre-mer, il n’y a pas de difficulté, sauf pour Mayotte. À Saint-Pierre et Miquelon, nous avons pâti d’un arbitrage aberrant qui donne une ZEE sur la largeur de l’archipel et non pas avec les diagonales comme cela devrait se faire. Du côté de Clipperton, l’arbitrage de souveraineté a été favorable à la France. Enfin, à Terre Adélie, il n’y a pas de ZEE parce que le traité de l’Antarctique l’interdit. Les îles australes et les Eparses disposent de zones économiques. À Kerguelen, une contestation a été écartée.
Tromelin
Eudes Riblier : Reste Tromelin dont la souveraineté est contestée par Maurice. Tromelin est française dans la version francophone du traité de 1814 mais le texte en anglais est plus ambigu. Maurice profite de cette ambiguïté. La diplomatie française a tenté une médiation, de sorte que des accords de coopération soient signés sans évoquer explicitement de souveraineté.
Aussi, l’accord de 2010 comprend-il trois conventions annexes sur la cogestion en matière de recherche archéologique, en matière environnementale et en matière de ressources halieutiques. L’accord a été ratifié par Maurice mais pas par la France (opposition législative). La situation est révélatrice. En effet, ce genre d’accord, qui limite les contentieux, favorise la coopération et ménage l’avenir. Les pêcheurs locaux sont essentiellement mauriciens. Ils viennent chercher du thon germon dont la valeur ajoutée est inférieure à celle des thons de La Réunion.
Christian Buchet : si l’île Maurice conteste, il y a de fortes chances pour que quelqu’un lui ait soufflé l’idée. Des puissances comme la Chine ont tout intérêt à limiter l’extension des puissances occidentales. Maurice est un hub commode pour pénétrer le marché de l’Afrique australe. Le principe de précaution, ce n’est pas de ne rien faire mais d’anticiper les risques. La Chine nourrit de grandes ambitions géopolitiques.
La seule chose qui empêcherait la Chine de devenir la première puissance mondiale en 2049, ce serait d’avoir un domaine maritime inférieur à cinq millions de km². Pour l’instant, la ZEE chinoise ne s’étend que sur 3.8 millions de km². L’une des bases arrières du développement chinois, c’est le Brésil. Toute la stratégie chinoise (« langue de bœuf ») consiste à trouver la carte la plus ancienne, qui justifierait l’appropriation sur tel ou tel ilot. La Chine aménage aussi des îles artificielles avec des matériaux naturels (Spratley, Paracels). Nous disposons de 11 millions de km² que nous sous-exploitons, là où d’autres puissances comme la Chine multiplient les initiatives avec beaucoup moins.
Quelle conclusion ?
Christian Buchet : La France est l’un des pays potentiellement les plus riches du monde en terres rares, par Tahiti. De son côté, la Chine exporte 90% des terres rares mondiales et vient de décider de contingenter ses ventes à l’étranger. La deuxième réserve mondiale de terres rares est au Groenland. Le drame est que même l’outre-mer n’a pas de vraie politique maritime. En Guadeloupe, 80% des jeunes ne savent pas nager. Dans le programme du Conseil économique et social de la Guyane, le mot « maritime » est fort rare. Hormis les Polynésiens et les habitants de Saint-Pierre-et-Miquelon, les Français ne regardent vraiment pas assez la mer.
Quelle politique de préservation de la haute-mer ?
Christian Buchet : La haute mer, 66% de la mer, est un Far West, une zone de non-droit.
Eudes Riblier : À l’IFM, nous plaidons pour que l’océan soit reconnu comme un « bien commun de l’humanité » dont on porte la responsabilité individuelle et collective. Par conséquent, nous appelons la communauté internationale à agir en responsabilité vis-vis de l’océan. 97% de la pollution marine vient de la terre. La responsabilité est partout. L’océan commence en haut de la montagne, en haut du bassin-versant. Il faut une vision d’ensemble.
L’accord sur la protection de la biodiversité au-delà des zones économiques exclusives, l’accord BBNJ, a mis dix ans à être signé. Il faudra vraisemblablement encore plusieurs années pour obtenir sa ratification. Nous avons besoin d’une COP océan, à côté de la COP climat et de la COP biodiversité. Cela créera des échéances calendaires. Les États rendront compte de ce qu’ils font. En effet, attendre un accord international majeur est une chose encore plus incertaine qu’une COP.
Nous devons avoir un panel d’experts internationaux qui soit le pendant pour la mer, de ce qu’est le GIEC pour le climat et à l’IPBES pour la biodiversité.
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