« Signifiant littéralement « pierre sur laquelle on trébuche », le terme de Stolperstein est couramment traduit en français par la formule « pavé de mémoire ». Imaginées par l’artiste allemand Gunter Demnig durant les années 1990 et désormais présentes dans toute l’Europe, les Stolpersteine sont destinées à commémorer la mémoire de victimes du nazisme. Incrustée dans le sol devant leur dernier domicile, cette Stolperstein offre dans un premier temps l’occasion de rappeler les persécutions, puisque l’on y retrouve la mention des principales étapes de celles-là. Mais en consignant par ailleurs des informations biographiques, elle permet aussi d’amener à se remémorer ce que fut la vie de la victime, avant que le nazisme ne la condamne à un sort fatal.
De ce fait, l’on peut donc aussi parler de « pavés de vie » à propos des Stolpersteine. À ce titre, ces dernières constituent donc un objet mémoriel particulièrement adapté au développement d’un enseignement de la Shoah relevant d’une Histoire que l’on pourrait qualifier de proximité. Celle-ci permet en effet d’amener les élèves à incarner au travers d’un prisme individuel non pas seulement la mort mais aussi la vie d’une victime de la Shoah. Prenant par ailleurs place dans l’espace urbain propre aux élèves, les Stolpersteine s’inscrivent de la sorte dans leur topographie personnelle, sensible, pourrait-on encore dire.
Cette présence de la Shoah dans l’espace urbain permet de créer un lien entre les morts, que sont les victimes de la Shoah et les vivants, élèves et ensuite passants, durable dans le temps. Telles furent, en substance, les intentions à la fois historiques, pédagogiques et mémorielles au fondement d’un travail mené entre 2016 et 2022 au Havre et à Rouen avec des lycéens et des collégiens Présentation de l’atelier pédagogique proposée au Conseil scientifique des RVH de Blois.. »
Cet atelier pédagogique réunit Corinne Bouillot MCF à l’université Rouen-Normandie et Patricia Joaquim, professeure au collège Barbey d’Aurevilly à Rouen, toutes deux engagées dans l’association « Pavés de mémoire – Rouen Métropole » ; Pierre Charrel et Camille Duparc, professeurs d’histoire-géographie au lycée François 1er du Havre, tous deux à l’origine de la pose de Stolpersteine dans la métropole du Havre.
Corinne Bouillot : La Normandie est la 2nde région après l’Alsace-Lorraine pour le nombre de pavés de mémoire posés en France.
Le projet de Gunter Demning
Gunter Demnig né en 1947, a fait partie de la génération qui a interrogé frontalement les parents, complices ou au moins passifs pendant la période nazie. Ses projets sont conçus comme des performances : d’abord une route peinte sur les traces des déportations depuis les domiciles, puis des pierres sur lesquelles on trébuche devant les maisons, « trébucher » s’entendant ici symboliquement, avec l’esprit, puisque « Stolperstein » signifie aussi la pierre d’achoppement au sens figuré. Demnig a également souhaité ajouter toutes les victimes des nazis ainsi que des survivants, puisque tous forcés de quitter leur foyer.
« Un mémorial transnational européen de proximité »
Il s’agit d’un « mémorial transnational européen et de proximité ». La combinaison des 2 en fait un mémorial unique. La mémoire du passé surgit ainsi de façon impromptue aux habitants et aux passants d’un jour. Elle stimule le dialogue de la conscience indivuduelle du passé avec celle du présent. Les victimes sont réintégrées dans leur lieu d’avant, lieu duquel elles avaient été brutalement arrachées.
Dans son esprit, c’est un projet « d’en bas », non institutionnel. Il parle aussi de culture sociale, concept inspiré par l’artiste allemand Joseph Beuys. C’est aussi un work in progress puisque le projet ne pourra jamais honorer toutes les victimes du nazisme.
L’intérêt pédagogique pour l’étude de la Shoah
Pour nous il y a un autre enjeu, celui de la connaissance. La pose suppose un important travail de recherche en amont. Pour la France il nous semblait important de le faire dans notre région dans laquelle, parallèlement il y avait déjà le projet du « Dictionnaire des victimes du nazisme en Normandie ».
Les élèves et les passants relèvent la force du message. D’abord le fait qu’il soit sur l’espace public, ensuite les mentions sur les pierres, toutes simples mais puissantes sur le plan émotionnel : « ici vivait », le nom et la date de la mort.
Après Rouen, Le Havre
Pierre Charel : Le lien pédagogique, s’il nous a semblé au départ évident, s’est heurté à l’écueil de la transmission : le premier, l’abstraction, avec des matériaux et des contextes sociaux auxquels nos jeunes sont étrangers. 80 ans d’écart c’est pour eux de l’ordre du géologique. Le second écueil est l’ampleur du crime de masse et les processus de spoliation, assez loin de leurs préoccupations.
Réaliser une carte des lieux où vécurent les victimes…
D’où une double démarche biographique, afin de retracer les vies et destins tragiques de personnes ordinaires :
1- Rédiger des notices individuelles de victimes havraises à partir des archives et des notices des institutions ayant participé à la Shoah.
2- Réaliser une carte du Havre avec le logiciel libre OpenStreetMap afin de cartographier et nommer les lieux d’habitation des victimes.
Les étapes du projet :
- Visite du mémorial de Caen
- Rencontre avec Ginette Kolinka à Paris puis en Pologne à Auschwitz-Birkenau
- Puis réalisation cartographique d’un parcours de la mémoire au Havre.
Pour les élèves les victimes n’étaient plus les autres, mais des voisins.
… Puis honorer leur mémoire avec les pavés de Gunter Demning
C’est alors que l’idée d’utiliser les Stolpersteine est venue lors de l’inauguration du lycée en 2017 grâce à la professeure d’allemand qui nous a permis de découvrir ceux de Berlin – 10 000 Stolpersteine avec des alignements sur des centaines de mètres extrêmement impressionnants. C’est ainsi que Mme Duparc et moi avons commencé.
Camille Duparc : Nous avons proposé le projet à la municipalité, de prime abord intéressée, mais sans plus. 5 ans plus tard le projet se concrétisait avec les associations juives et ancien-combattantes et la municipalité. On voulait que ce projet soit porté par la communauté éducative. Nous avons pu le lancer avec le lycée François 1er et nos terminales HGGSP sur le thème de la mémoire et notamment le jalon sur les lieux de mémoire, ainsi qu’avec 3 collèges.
- Nous avons utilisé l’accroche suivante : y a-t-il un lieu qui rappelle la Shoah au Havre ?
- Une synagogue avec des noms de déportés sur une stèle.
- Un monument dans l’Hôtel de ville avec des noms de déportés mais mélangés (politiques et raciaux).
- Nous avons contacté la journaliste Stéphanie Trouillard qui avait écrit un livre sur son grand-oncle résistant.
- Nous avons utilisé de nombreuses publications : la base de données de Yad Vashem et celles du mémorial de la Shoah de Paris, enfin les archives départementales avec le fichier des étrangers, les archives nationales et celles du service historique de la Défense de Caen. Il est à noter que tout a été numérisé gracieusement par ces institutions, qui sont difficiles d’accès pour les classes.
- Un autre aspect faisant partie du projet Demnig est de retrouver les descendants survivants et de les associer à une future pose de pavés de mémoire. Ce qui a souvent donné lieu à des rencontres ou des retrouvailles émouvantes.
Et notre prochain projet, la pose d’une stolperstein en l’honneur d’un professeur du lycée de F1ers, résistant fusillé au mont Valérien en 1942.
Un projet pédagogique transdisciplinaire au collège à Rouen
Patricia Joaquim professeure d’histoire-géographie et adhérente de l’association « Pavés de mémoires – Rouen Métropole » présente le projet qu’elle a piloté au collège Barbey d’Aurevilly de Rouen, avec deux classes de 3ème et leurs enseignants d’histoire, de français, de musique, d’arts plastiques et d’EPS. Ce projet, appelé « Les silhouettes de la mémoire » conjugue le « parcours Citoyenneté » avec le « parcours d’Education artistique et culturel ».
Une performance sur les mémoires avec les collégiens
- En mars 2021 les élèves rencontrent Cécile Marical, artiste plasticienne engagée dans un travail de mémoire sur le génocide rwandais. Elle les a invité à s’engager à leur tour dans une performance artistique pour dénoncer les violences faites aux civils lors des conflits : séparation des familles, exclusion, terreur, secret, révolte… Ainsi, dans le cadre de l’expression corporelle, les élèves ont préparé différentes postures pour réaliser une empreinte symbolique dénonçant les discriminations et la fragilité de la personne.
- La performance artistique s’est déroulée dans le hall d’honneur du collège devant la plaque commémorative honorant les déportés. Les élèves ont été déposés sur des toiles enduites de peinture fraîche, dans la posture qu’ils avaient répétée. Lors du retrait des modèles, la toile a révélé les empreintes et le message. Ce procédé a nécessité une bonne coordination, de la solidarité et de la confiance entre ceux qui portent et ceux qui sont portés dans la peinture fraîche. Autour de cette performance : des élèves se sont fait journalistes et photographes afin d’immortaliser les impressions de chacun sur le vif. Les silhouettes sont accompagnées de cartels poétiques travaillés en français. Certains évoquent les victimes rouennaises de la Shoah dont la mémoire est honorée par des Stolpersteine posées à Rouen. Ces silhouettes interrogent l’art dans la transmission de la mémoire. C’est une mise en application concrète de connaissances par le geste et l’écrit.
- Mardi 1er juin 2021, les 28 toiles réalisées par les élèves de deux classes de 3ème avec l’artiste Cécile Marical ont été installées dans le collège. La rencontre et le travail avec la plasticienne ont été possibles grâce au dispositif de la DAAC du rectorat de Rouen, « Dialogue entre les Arts ». Corinne Bouillot, présidente de l’association Pavé de Mémoire Rouen Métropole, était également avec nous.
- Les élèves ont étudié deux familles pour lesquels des Pavés de Mémoire ont été posés devant leur dernier domicile à Rouen : les familles Frauenthal et Rechtchaft, dont les noms étaient déjà inscrits sur la plaque commémorative de notre établissement.
- Une nouvelle classe de 3e prend en charge à la rentrée suivante les parcours de vie de la famille Rybstein. L’association avait contacté et réunis une vingtaine de descendants de victimes. En effet, Serge Rybstein avait été un enfant caché. Les élèves ont lus, devant lui, la biographie de ses parents et de ses deux frères, ainsi qu’un poème qu’ils avaient préparé en cours de français. L’émotion était palpable pour tous.
- 3 collégiennes témoignent en conclusion sur le travail des pavés de mémoire et la façon dont ce travail les a transformées.
Question du public
Q1 : y a t il eu des résistances ?
CB : Non si on s’y prend bien. Obtenir l’autorisation des propriétaires des maisons ou des immeubles n’est en principe pas nécessaire, puisque les pavés sont posés dans l’espace public. Mais il est souhaitable, quand on le peut, de recueillir l’adhésion des riverains. Et nous avons aussi eu le soutien entier des familles des victimes, descendants ou parents plus éloignés. Nous avons posé 99 pavés sur le territoire de la métropole de Rouen avec des réactions très émues et positives.
PC : La mairie du Havre a bien précisé qu’il fallait l’autorisation des propriétaires.
CB, PJ : On a, 4 ans après les premières installations, des riverains qui entretiennent les pavés.
Q2 : Avez-vous eu de l’aide pour votre carte numérique ?
Il y a eu des subventions pour que nous ayons l’aide d’un cartographe professionnel.
Pour les collègues qui désireraient en savoir plus ou lancer un projet pédagogique avec leurs élèves :
Le site national pour les pavés de mémoire en France :
« Stolpertein, un pavé, un nom, une histoire, une mémoire »
Une application IOS et Android pour retrouver des Stolpersteine à partir des lieux ou des noms de famille, et pour lire les biographies des victimes (dans la langue du pays correspondant) et découvrir leur photo.
Le site de l’association « Pavés de Mémoire Rouen Métropole »
Et un grand bravo de notre association pour ses 2 magnifiques projets pédagogiques !
Nous nous ferons un plaisir de relayer les demandes de nos collègues adhérents (me contacter en bas de cette page).