L’intitulé de cette conférence à deux voix reprend le titre d’un ouvrage paru en 2020, Villes voraces et villes frugales, dirigé par Gilles Fumey et Thierry Paquot. Il s’agit de questionner les rapports entre l’alimentation des citadins et l’agriculture, dans une perspective transhistorique de longue durée.
Gilles Fumey est géographique spécialiste de l’alimentation. Né à la campagne, il est parisien depuis 40 ans. Thierry Paquot se définit comme un philisophe de l’urbain et a écrit sur le sujet de nombreux ouvrages. Ils ont uni leurs efforts et, manifestement, ils se connaissent bien et semblent complices, ne négligeant pas les apartés qui divertissent le public.
L’individu vorace
En guise de préambule, Gilles Fumey évoque les temps anciens d’insécurité alimentaire mais qui étaient jalonnés de moments où l’on mangeait beaucoup, avec voracité (cela n’a pas complètement disparu…), comme pour compenser psychologiquement les temps de disettes. En outre, manger beaucoup laisse de bons souvenirs et étaler l’abondance est un moyen de se distinguer et d’épater la galerie. Il rappelle que se nourrir, dehors de l’impératif physiologique, est un fait éminemment culturel, citant quelques exemples : un Allemand ne se nourrit pas comme un Italien et l’ordre des plats est une invention récente du 19e siècle.
Appliqués à la ville, les termes « vorace »/frugale renvoient aux rapports entretenus par la ville avec l’agriculture locale et de la distance plus ou moins grande d’où viennent les aliments nécessaires pour assouvir la faim des citadins.
Villes antiques, villes frugales?
G. Fumey rappelle que la fondation des premières villes véritables remonte à 3500 av. J.C au Proche-Orient. Il revient sur le débat classique du facteur déterminant ayant présidé à la naissance des villes : rôle des échanges ou agriculture locale premettant de nourrir les citadins? Selon lui, les deux facteurs ont éte nécessaires et complémentaires. La plupart du temps, les villes antiques étaient de petite dimension : entre 30 000 et 40 000 habitants pour les plus grandes cités de la Grèce antique et entretenaient avec les campagnes environnantes des liens étroits.
Rome constituerait une nouvelle étape et en quelque sorte l’archétype des villes voraces. Ayant dépassé à son apogée plus d’un million d´habitants, Rome dépendait pour se nourrir des approvisionnements en céréales de l’Egypte (et des autres provinces de l’Empire) pour se nourrir. L’agriculture locale romaine est une une agriculture pour alimenter les plus riches. Rome est donc une ville fondée sur la consommation. Nourrir les habitants était donc un enjeu fondamental pour le pouvoir. Ce système a tenu quelques siècles avant de s’effondrer à la fin de l’Empire, entraînant un effondrement démographique.
Nourrir la ville chez les philosophes utopistes
Thierry Paquot rappelle que chez Thomas More, Utopia, la cité idéale imaginée par le philosophe anglais au 16e siècle, est peuplée par une population urbaine agricole qui travaille la terre pour se nourrir. Chez les utopistes comme Charles Fourier, les villes sont des communautés agro-artisanales plus ou moins autonomes. Ce sont des villes frugales qui sont imaginées.
Le ventre de Paris…
Ville vorace, Paris a disposé jusqu’au 19e siècle d’une ceinture maraîchère constituée de terres très fertiles du bassin parisien et qui étaient engraissées par les déchets produits par la ville, ramassés et recyclés. T. Paquot cite Le ventre de Paris d’Émile Zola où l’on voit au début du livre des paysans locaux venir vendre leurs productions à Paris. Ce système a éte remis en cause par le développement du réseau ferré. De nos jours, Paris mondialisé est devenue une ville vorace qui consomme 60 000 poulets par jour!
Jardins potagers urbains et fermes urbaines
Si l’idée de produire des aliments en ville est à la mode dans certains milieux, Thierry Paquot rappelle malicieusement que l’idée n’est pas nouvelle, en évoquant la fondation du mouvement des jardins ouvriers en France par l’abbé Lemire, à la fin du 19e siècle. L’oeuvre des jardins ouvriers a connu un grand essor au début du 20e siècle, avant de décliner face à la concurrence de produits tropicaux plus rentables. On les connaît de nos jours sous le nom de jardins familiaux. De même, l’idée de transformer les toits en jardin n’est pas nouvelle : elle avait déjà été développée dès 1906 par le Suisse Pierre de Montenach dans un chapitre de son ouvrage : « La fleur et la ville »…
Les premières fermes urbaines étagées contemporaines datent de 2009 et sont apparues à New York. Elles fournissent environ 25 tonnes/an. Celles de Londres sont la propriété de multinationales et, selon G. Fumey, il faudrait 100 fois la surface de Londres pour nourrir sa population. Il existe aussi des porcheries urbaines verticales en Chine capables d’engraisser 240 000 cochons ( NB : l’auteur de ce compte-rendu se prend ici à douter de ses notes, tant cela paraît énorme)! Il existerait à ce jour environ 6000 toits mis en culture dans le monde, mais les coûts de production sont élevés. On l’aura compris, nos deux conférenciers ne semblent pas être de fervents adeptes des fermes urbaines telles qu’elles sont gérées.
Éloge du jardin potager et de la convivialité, en guise de conclusion
En guise de conclusion et pour terminer sur une note optimiste, Thierry Paquot se livre à une défense du jardin potager. Il insiste sur l’importance pour les enfants de découvrir le jardin à l’école primaire, ce qui serait le premier éco-geste et un geste éducatif fort : « On apprend que ce qu’on éprouve », selon Charles Fourier. G. Fumey rebondit sur les propos de son collègue et s’exclame sous forme de boutade : « le jardin devrait être obligatoire pour toucher la retraite! »
Si le jardin potager est un des moyens du besoin impératif de produire des aliments, manger en est la finalité. Mais pas n’importe comment! Gilles Fumey exprime sa conviction (que le public partage aussi) que la convivialité est essentielle au repas et qu’il nourrit le corps mais aussi et surtout la relation humaine. T. Paquot ajoute que le terme « convivialité » a été importé de l’anglais par Brillat- Savarin en 1808 et définit une relation partagée autour d’une table qui est avant tout une mise en scène avec le couvert, la nappe, la décoration, bref un lieu de culture.
P.S : mis en appêtit par les conférenciers, les auditeurs ont été nombreux à se ruer vers la table – sans nappe – où les deux auteurs dédicacaient « Villes voraces et villes frugales », et dont les exemplaires sont partis comme les petits pains d’une boulangerie artisanale, un dimanche matin.