Eve BEN-HAÏM est géographe, Inspirational Content Advisor à Ubisoft et Enseignante chercheuse en cartographie et world-building à l’ICAN.
Lucas FRICHE est doctorant en sciences de l’information et de la communication (Infocom) au CREM (Université de Lorraine) et au Liège Game Lab (Université de Liège). Sa thèse porte sur la cartographie dans le jeu vidéo.
N’hésitez pas à solliciter Lucas Friche dans la région Grand Est pour faire un projet Jeu Vidéo et cartogéo avec vos élèves. Mail : lucas.friche@univ-lorraine.fr. Il est demandeur !
Introduction
Il existe des liens de plus en plus présents entre la géographie et le domaine vidéo ludique avec :
- Une géographie sociale des pratiques du jeu vidéo, sur la représentation du jeu (Ter Minassian et al., 2018).
- De nombreux designers ou acteur·ices du milieu qui travaillent en géographie ou en sciences spatiales (comme Konstantinos Dimopoulos, Rosane Lebreton, etc.)
- Un recoupement dans l’histoire du développement du jeu vidéo et l’histoire de la cartographie (Gekker, 2016, p. 138).
- L’utilisation de la topographie et des types d’espaces végétaux dans les jeux ARG (Monster Hunter Now, Pokémon GO, GeoCaching, etc.)
… Et cela ouvre des pistes sur de nombreuses thématiques en lien avec la géographie et la thématique de la « terre » comme :
- La terre comme ressource, espace à urbaniser et maîtriser comme conditions de victoires (Ter Minassian, 2008), avec des jeux de gestion 4X.
- La géomorphologie et la géologie des espaces, ressource ludique comme symbolique.
- la remédiation de la patrimonialisation des terres dans le jeu vidéo.
- Les espaces de jeux comme ouverture vers des formes de tourismes virtuels.
L’approche des intervenants visait en une descente progressive du dessus de la terre (air) jusqu’à l’intérieur des terres (terre puis mer et sous sols) pour aborder la richesse des jeux vidéo par différents concepts issus de la géographie.
De l’air : raconter le vide ?
L’air et le vide, des univers aux mécaniques de jeu
La relation air et terre est structurante dans les jeux vidéo, depuis les jeux de plateformes. Elle structure la navigation comme les obstacles et devient un outil ludique. Souvent la terre est l’espace de vie et l’air ou le vide celui de la mort du personnage joué (ex : Mario).
L’air structure la topographie du jeu, que cela soit de façon narrative comme purement utilitaire.
La notion de vue aérienne en cartographie
On peut se demander si toutes les vues zénithales de l’espace sont des vues cartographiques. On assiste dans le jeu vidéo a une représentation qui évoque des « tropes familiers » de la cartographie (Gekker, 2016, p.137), c’est-à-dire qu’on va reprendre les dessins des reliefs sur la carte par exemple pour mieux les visualiser, avec souvent des objets hydriques représentés.
Dans l’histoire du jeu vidéo d’aventure, la carte sert de support qui connecte les différents lieux en assurant une cohésion narrative (Lessard, 2015, p.210).
La carte peut être vue comme un interface créant du jeu et un enjeu stratégique. Ainsi pour faire apparaître la carte dans Zelda, il faut réaliser une quête qui nous faire atteindre un sommet.
La carte peut être un interface de communication pour que les joueurs se réapproprient le territoire : avec le « Fast Travel » on a l’idée que dans un jeu vidéo on peut se transporter d’un endroit à un autre en se téléportant.
D’autre part la carte permet de représenter le mouvement de différentes manières : en représentant la territorialisation et la réticularité des espaces par des fonctionnalités inédites et des systèmes de navigations spécifiques.
Ou encore par la world map qui permet la reproduction d’une topographie navigable du monde à partir de la carte. Dans Starcraft 2 on a des minimap pour créer ou former de l’information ainsi que dans Ligue of Legend. On a des projections d’échelles différentes pour donner l’impression qu’on navigue sur une carte, c’est le cas dans Terraformer ou Animal Crossing. On retrouve aussi dans les jeux vidéo « le brouillard de guerre », héritage cartographique de la stratégie militaire.
Dans Assassin’s Creed, le jeu est en 3D mais les cartes en 2D. C’est aussi le cas de Tomb Raider (2013) avec ses écarts et imprécisions de représentation qui sont motrices de jeu (Fraser et Wilmott, 2016).
Cela permet de reproduire certaines dichotomies de carte vs territoire en les rendant ludiques (Grandjean, 2020). Les marqueurs cartographiques de jeu (petite pelle pour une mine par ex…) et la sémiologie graphique permettent une médiation ludique.
La vue aérienne est un appel du pied vers l’analyse géographique : la photo-interprétation d’imagerie satellite est un outil d’analyse précieux pour comprendre et représenter des milieux. Le point de vue aérien croisé aux technologies de télédétection (laser, radar, lidar…) ouvre la porte aux représentations synthétiques de l’occupation des sols, des activités humaines et bien d’autres.
Certains jeux de simulation tirent partie de ces systèmes pour proposer au public des mécaniques ludiques inspirées de la photo-interprétation. Par exemple dans Tropico 4 (2011), l’analyse des sols permet d’optimiser le rendement des cultures agricoles, on cherche quel est le meilleur endroit par rapport au type de sol pour planter des bananes ou mettre une île…
Un espoir pour sensibiliser le grand public à ces techniques et faire des ponts professionnels ?
Sur terre : du dialogue entre géographie et jeu
De l’urbanisme aux jeux de gestion
De par les nombreuses opportunités de mécaniques de jeux, de systèmes et d’expression créative, les jeux de gestion de ville ou city builders sont très appréciés par le public. Beaucoup de personnes vivent en ville, donc les jeux d’urbanismes sont attractifs et addictifs. On situe aux années 1980 la naissance du genre avec Utopia (1982) et SimCity (1989).
La mise en scène et le développement des villes, de la démographie, de réseaux de transports, la spécialisation des quartiers, la gestion des ressources et déchets, la logistique des échanges; les contraintes du terrain, de l’économie ou des aléas naturels et humains sont autant de défis qui agrémentent de tels jeux. On y recherche une certaine mise en scène de la ville. C’est au final une hétérotopie puisque c’est un espace qu’on connaît bien mais les règles du jeu changent de l’autre côté de l’écran. On en exclut certaines contraintes humaines.
On peut dénombrer un certain nombre de ressemblances entre les simulateurs de villes et d’autres simulateurs de construction, notamment de zoos ou de parcs à thèmes (Roller Coaster Tycoon 2 (2002), Planet Zoo (2019), Theme Hospital (1992)). Bien que le cadre se déplace vers des espaces récréatifs, la question de leur aménagement, de leur esthétisme et de leur optimisation restent des points centraux de l’expérience, à l’instar des jeux urbains et de la réalité puisque “le tourisme transforme une partie de la planète en un immense parc d’attractions. Un Disneyland grandeur nature, où les geysers jaillissent à heures fixes, les centres-villes deviennent des décors de cinéma, les îles “désertes” et les forêts “sauvages” des lieux parfaitement aménagés pour jouer les Robinson ou les Tarzan.” (S. Brunel, La Planète Disneylandisée, 2012).
Les jeux vidéo contribuent-ils à repenser les liens entre villes et espaces récréatifs à travers la simulation de critères de développement tels que le bonheur, l’économie ou la rentabilité ? En effet les jeux de gestion de ville et de simulation urbaine nous plongent dans le quotidien des urbanistes, en mettant l’accès sur certains aspects plutôt que d’autres selon les ambitions ludo-narratives des expériences de jeux.
Il est intéressant de voir comment ces jeux, en tant qu’objets culturels, trahissent des points de vue arbitraires sur l’aménagement des territoires. On pourrait argumenter que Cities Skylines 2 (2022) s’inspire fortement d’une vision libérale nord-américaine de l’urbanisme (avec des quartiers spécialisés dans certaines activités et perpendiculaires), là où un jeu comme Terra Nil (2023) explore les thèmes de la revitalisation urbaine et de l’urbanisme écologique.
Les city-builders ne sont pas les seuls jeux qui mettent en scène des villes et leur aménagement. Dans de nombreux jeux en monde ouvert par exemple, l’exploration de ville fait partie intégrante du plaisir de jouer. En se baladant librement et à différents rythmes, en interagissant avec des personnages ou en rencontrant des situations inattendues, le public découvre une certaine représentation du paysage urbain donné.
Lorsque ces villes sont réelles, on peut tirer de profondes analyses sur les représentations de ces différentes localités et de leur diffusion à un public mondialisé. Exemple avec “Y a-t-il une ville pour définir Ubisoft ? Enjeux poétiques et philosophiques d’un monde de l’action.”, P-A Colombani, Alternative Francophone, puisque le rapport à la ville change selon la manière dont il est représenté et traité dans les jeux vidéo.
On peut parler d’une réalité parallèle d’Assassin’s Creed avec les villes d’Athènes ou de Paris !
Géomorphismes et géosymbolterre
De nombreux jeux mettent en scène des paysages naturels dans lesquels évoluer. Plus ou moins accueillant ou menaçant selon la nature du jeu et de l’aventure, ces dispositifs peuvent trahir une certaine connivence culturelle envisageant de façon méliorative ou péjorative ces milieux.
Ex : Les marécages et tourbières sont des milieux naturels où les stéréotypes historiques négatifs ont construit un certain vocabulaire de représentations. Les jeux vidéo rejouent pour une grande part les aspects “négatifs” historiquement associés aux marécages dans la mise en scène et les mécaniques associées à un niveau : à des écosystèmes spectaculaires s’additionnent des risques d’empoisonnement en marchant dans la boue ou en subissant une attaque, l’enlisement dans la vase, des ennemis empreints de l’imaginaire des zones humides de la sorcière aux chauves-souris en passant par les grenouilles empoisonnées et autres plantes carnivores… On peut noter également la consommation de plantes pour se protéger de certains méfaits prêtés aux marécages, évoquant des formes anciennes de médecine. C’est le cas dans Dark Souls 3 (2016) et Rayman 3 (2003). C’est donc une vision assez capitaliste qu’on trouve de ces milieux qui sont pourtant des espaces de vie dans la réalité.
Pour offrir un contre-point, certains jeux proposent d’autres visions positives des zones humides et du marécage. Plus particulièrement, les jeux affichant un attachement explicite aux sujets écologiques s’affranchissent des barrières hygiénistes pour embrasser la complexité des écosystèmes et la riche biodiversité de ces milieux. Ex : Alba, a Wildlife Adventure (2020).
Les mondes de Pokémon comportent des régions marécageuses qui, utilisant certains clichés liés à la toxicité des milieux, invitent les joueurs et les joueuses à explorer, à découvrir les créatures particulières de ces environnements complexes tout en portant parfois un discours sur l’aménagement de ces espaces. Ex : Fan-art Pokémon – El Swampert Mexicano (2019).
La dystopie Death Stranding s’inscrit dans un monde couvert de zones humides où les joueurs et joueuses peuvent coopérer en aménageant ces milieux contraignants collectivement. Ex : Death Stranding (2019). Par les liens communautaires ont peu s’affranchir des espaces contraignants.
Sous terre : de nouvelles profondeurs ludo-narratives
Cartographier les profondeurs
Les représentations des profondeurs sont ancrées dans une exploration périlleuse au gré d’une topographie erratique avec des trous béants et des plateformes qui tombent en continu. On y retrouve souvent des espaces ouverts et difficiles à cartographier, qui laissent place à des expériences de jeu spécifiques comme dans Resident Evil ou Penumbra où l’obscurité domine. Se pose aussi la question de la cartographie de limites peu visibles dans des milieux aquatiques comme dans les jeux Abzu, Somma ou Sommatica.
Ambiances souterraines
Les mines sont un excellent exemple de milieu souterrain naturel et anthropisé ayant inspiré la création de jeux vidéo de longue date. Le travail à la mine est très notoirement connu (et à raison) pour sa pénibilité : métier exercé dans le noir, dans la chaleur, sous terres, dans des conditions dangereuses, sur de longs horaires et dans la crasse… Bien qu’aujourd’hui le métier de mineur soit en voie de disparition en France, il demeure exercé dans des conditions particulièrement difficiles dans d’autres régions par des travailleurs sous-payés et parfois adolescents.
La production artistique autour de la mine est riche : des ouvrages comme Germinal et son adaptation filmique (Emile Zola, 1885) aux films comme Pride (2014) dépeignent des populations ouvrières en souffrance, politisées, et des environnements de travail particulièrement rudes.
Il n’est donc pas si surprenant que le jeu vidéo se soit saisi de ce milieu pour le remettre en scène sous de nouvelles formes interactives : dédales de galeries étroites, vols intempestifs de chauves-souris, boulets bloquant des passages, monstres évoquant l’imaginaire minier, structure rocheuse et exploitation de minerais, pourquoi pas découverte de veines de pierres précieuses. Avec ces environnements arrivent de nouvelles contraintes pour les publics, liées à l’orientation, aux difficultés de mouvements ou encore aux populations hostiles.
On retrouve ces thématiques dans les jeux Demon’s Souls (2009), Mario Kart Wii (2008) où le joueur doit explorer une mine d’or, ou encore dans Pokémon Diamant (2006).
Marqueurs naturels et culturels des représentations des biomes et des sociétés par le jeu : nouvelle forme de patrimonialisation
Le patrimoine minier fait l’objet aujourd’hui d’un certain nombre de questions en matière d’aménagement (cf. Edith Fagnioni). Tout d’abord parce qu’il laisse des empreintes visibles sur les paysages. Ensuite parce qu’il marque les mémoires et les cultures locales d’une empreinte encore plus fortes. Face aux possibilités d’aménagement de ces espaces singuliers, plusieurs mines ont opté pour la muséification de leur patrimoine (Parc-Musée de la Ville de Saint-Etienne). La station de ski de Noeux-les-Mines est, quant à elle, un exemple de réaménagement ludique et sportif d’un ancien terril minier.
Toujours est-il que les nouvelles formes de patrimonialisation faisant appel à des technologies telles que la réalité augmentée, la réalité virtuelle ou des jeux de pistes impactent à leur manière les processus de muséification. On peut citer l’exemple du partenariat entre le Louvre Lens et le jeu Assassin’s Creed. L’expérience en réalité augmentée “Louvre-Lens – Le Secret des Mines” (2022) propose plusieurs énigmes et parcours à la découverte du patrimoine minier lensois.
Dans presque toutes les itérations de jeux Pokémon, au moins l’une des villes de ces mondes mettent en place un musée dédié à une particularité locale. D’une version à l’autre, on rencontrera un musée naval, un musée spatial, presque toujours un intérêt pour les fossiles et les roches puisent ceux-ci jouent un rôle sur la capture et l’évolution des créatures.
Pokémon Diamant (2009) ne fait pas exception et comporte même un espace remarquable dans le contexte de notre exposé : un musée minier dédié à la mine de Charbourg ! Il est possible moyennant une maudique somme de s’y promener, d’échanger avec des visiteurs et autres guides et d’en apprendre plus sur le travail de l’extraction minière et sur les minerais via des interactions en jeu.
A noter que Pokémon s’est associé au Centre Historique Minier de Lewarde dans le cadre d’une soirée-évènement et chasse sur Pokémon Go en 2016. Ces derniers ont mis en valeur les Pokémon liés au contexte minier et souterrain.
Les possibilités de coopération patrimoniale entre acteurs du jeux vidéo et institutions sont nombreuses et parfois étonnantes.
Conclusion
La géographie et ses concepts offrent une approche fertile du jeu vidéo, de la représentation des terres navigables comme cartographiées dans le jeu s’ouvre des perspectives géographiques riches. En tant que média, le jeu est vecteur de certaines conceptions et archétypes qui participent à sculpter ce que sont la géographie, la cartographie, et les terres de notre monde…
La création et le développement de jeux vidéo n’est pas sans coût – de l’empreinte carbone des studios en passant par l’amélioration des technologies de pointe à l’aide de matériaux rares, l’impact des consoles et plus largement du hardware et des installations en électricité ne sont que quelques exemples d’aspects néfastes sur les environnements de la production de jeux vidéo. A ces dimensions matérielles s’ajoutent des difficultés culturelles et idéelles : narrations proposées au public, manières de représenter les milieux et leurs particularités, répercussions des actions des joueurs et joueuses sur les environnements du jeu…
Aussi plusieurs réflexions sont en cours au sein de l’industrie pour mesurer et accompagner les studios de développement de jeux vidéo à repenser certains aspects de leur production sur ces différents plans. Nous pouvons citer le lancement du Guide de l’Écran d’Après (Déc. 2022), Jyros le Calculateur d’Empreinte Environnemental (Déc. 2023) ou encore les travaux d’Arnaud Fayolle sur le Climate Game Toolkit (Mars 2022). Il existe une manière vertueuse de jouer aux jeux vidéo !
Questions de l’assemblée
Auriez-vous des jeux gratuits pour enseigner le développement durable aux élèves ?
=> Il est possible de faire des recherches de jeu sur la plateforme itch.io
Mais à part Climcity/Climway pour la gestion durable, il y a Terra Nil pour les villes du Sud, Alba pour traiter du milieu spécifiquement marécageux ou encore Stop Disasters Game pour la gestion des risques.
Vous trouverez ci-dessous le lien vers le diaporama de la présentation : FIG 2024 – Vingt Mille Lieux sous les Terres