Quel est le rapport entre un viol dans un faubourg médiéval de Paris, une émeute frumentaire au Mans au temps de Louis-Philippe, des assassinats à Alger en 1962 ou des agressions entre militants  dans les années 1968 en France ? Ces violences semblent intrinsèquement liées aux espaces urbains. Que nous disent-elles sur la manière d’habiter une ville ? Ce panel sera un échange pour appréhender les violences (sexuelles, socio-politiques et raciales) comme phénomène urbain dans la longue durée (XIVe-XXe siècle).

La table ronde commence par un tour d’horizon des types de violence, puis s’applique à montrer comment la violence transparaît à travers les sources, et termine par l’étude  de l’espace, urbain ou rural, où se déploie la violence. Les différents intervenants présentent donc tour à tour leurs recherches.

Maëliss Nouvel, médiéviste, révèle une plainte d’agression sexuelle à la fin du Moyen Âge à Paris;  Thierry Guillopé explique la violence en Algérie entre 1954 et 1962 puis Karl Zimmer raconte les émeutes au Mans les 14, 15 et 16 septembre 1839 lors de la Monarchie de Juillet quand Bryan Muller s’attarde sur le militantisme gaulliste en France en 1968.

Tour d’horizon des types de violence

Karl Zimmer rapporte qu’au XIXe siècle, les 14, 15 et 16 septembre 1839, une émeute frumentaire, c’est-à-dire liée à la circulation du blé, éclata au Mans. La foule affronta les forces de l’ordre, pilla des armureries et monta des barricades. Cette étude permet ainsi de comprendre comment se construisent l’autorité et les rapports de pouvoir. Si la ville semble, tout d’abord, un décor, une logique territoriale se dessine peu à peu à partir des tumultes. Les lieux de construction des barricades sont également  symboliques : sur le pont d’une rivière ou bien  tout autour des quartiers populaires et ouvriers face à la ville haute des institutions,  tels le palais de justice et la halle aux grains. De même, les émeutiers  brisent  les réverbères dans les quartiers bourgeois afin de maintenir l’obscurité. 

Thierry Guillopé a écrit une thèse sur les logements sociaux en Algérie des années 1920 jusqu’en 1960, donc au moment de l’indépendance. Les diverses sources rencontrées présentent des situations de violence. Dans les années 20 et 30, une politique de construction de logements sociaux a permis de loger des français à moindre prix ; cela a favorisé la colonisation. Le croisement des listes de locataires avec les listes de miliciens criminels a permis de montrer les liens. Ainsi, on constate qu’un quartier de pavillons à bon marché à Guelma  et un quartier populaire à Bab El Oued à Alger, dans les années 60, ont été une base de criminels européens où la violence s’est exprimée. 

Bryan Muller a travaillé sur la violence militante des gaullistes, groupe politique peu uni : aile droite, aile gauche, centre. Entre le 30 mai 68 et juillet 81, on recense en France environ 3000 incidents  divers : jet de pavés dans la vitrine d’une permanence, gifle, passage à tabac ou assassinats. 514 incidents impliquent des gaullistes, qu’ils soient victimes ou agresseurs. Ces actes se déroulent, dans 93% des cas, en ville. La ville apparaît donc le lieu où les individus défendent leur idéologie. 

Maëliss Nouvel a rencontré la violence dans ses travaux aux XIVe et XVe siècles, à un moment de renforcement de l’autorité étatique, celui-ci passant par la justice. Le viol, dit le rapt, est un crime de haute justice. Dans les sources, les violences sexuelles sont particulièrement visibles en ville. 

Présentation des sources

Maëliss Nouvel présente une plainte pour viol présentée devant la justice du Châtelet à Paris, le 2 janvier 1394. Ce document, un rouleau de cinq mètres, est une copie, dont l’original a été détruit, conservé dans les comptes du duc de Bourgogne, aux archives départementales du Nord, à Lille. La plainte et les témoignages de 19 personnes y sont consignés. La plaignante, Ysabelle des Champions, fileuse de laine et veuve, explique qu’elle a quitté son logement pour aller faire une course pour sa mère qui était malade. Elle voulait acheter du poisson et est suivie puis abordée par quatre hommes armés de couteaux. Elle est attrapée et affublée d’un manteau pour la cacher. Elle se met à crier et interpelle une voisine qui n’intervient pas. En revanche, une jeune fille de dix ans assiste à la scène et prévient la mère de la victime. Avec ses voisines, elle parcourt les rues pour retrouver sa fille. Les quatre agresseurs font traverser à Isabelle un pont et atteignent une taverne où le tenancier refuse de leur louer une chambre et leur demande de ramener cette femme, en pleurs, chez elle. Ils l’emmènent vers l’hôtel de Flandre, rive droite. Ils lui retirent son anneau d’or et exigent d’elle qu’elle revienne le lendemain pour avoir un rapport sexuel. Elle feint d’accepter afin d’être relâchée. Mais les hommes la suivent encore et la forcent à entrer dans un bordel situé tout près de chez elle. Ils la violent et la relâchent. Le lendemain, elle dépose plainte. L’enquête permet de révéler l’identité des agresseurs : ce sont trois serviteurs de la cour du duc de Bourgogne et d’un parisien. L’un disparaît sans être appréhendé, deux sont arrêtés et incarcérés au Châtelet et le dernier est absous par la plaignante après négociation. Elle fait appel au Parlement de Paris et le verdict tombe : les deux hommes sont condamnés à une lourde amende puis sont libérés en 1397. 

Karl Zimmer : Il est difficile de faire de l’histoire populaire car les sources populaires sont inexistantes. Il faut donc utiliser les sources produites par les autorités : les rapports de police, la presse. Le discours populaire y est alors discrédité. Plusieurs exemples en témoignent comme celui du Mans, le 16 septembre 1839 : un moulin est détruit et les rapports de police signalent des cris « à bas la mécanique », on conteste ici une forme d’industrialisation qui met en péril les ouvriers. 

En Mayenne, une affiche, soigneusement écrite, est placardée en 1839 « Au nom du public, nous invitons le maire à faire diminuer le grain et faire aller le commerce ou la mort. Révolte. » ce placard est suivi d’effets car le lendemain ont lieu des rassemblements. C’est une politisation turbulente. Dans ce document, le mot « public » interroge. Deux notions s’affrontent, la propriété individuelle et la notion de bien commun portée par le mot « public ». En effet, le blé est, au début du XIXe siècle, un bien de subsistance qui représente une grande part (40 à 50 %) du budget d’une famille ouvrière. Le document n’invite pas au pillage. Au contraire, les auteurs invitent le maire  à légitimer l’entrave, c’est-à-dire bloquer la circulation dans le but d’exiger une vente à un prix juste. Il faut laisser le commerce se dérouler sur le marché local et, dès lors, empêcher la spéculation. Le mot « révolte » subodore  une possibilité de violence. 

Thierry Guillopé rappelle le contexte colonial en Algérie depuis 1830 où le système est fondé sur une hiérarchisation raciale et enchaîne sur l’étude de photos.

En 1954, un petit nombre d’Algériens engagent une insurrection qui se heurte à une radicalisation colonialiste et génère une guerre longue. Jusqu’en 1960, la guerre est surtout rurale et montagnarde (Les Aurès et les maquis), les villes telles Alger, Oran ou Constantine sont entrées dans la guerre à des rythmes différents. À Alger, la violence est croissante à partir de 1955. 

En décembre 1956, épisode de ratonnade, des civils européens fondent sur des civils algériens. 

En 1960, lorsque le président de Gaulle a engagé l’autodétermination un an auparavant, ont lieu des manifestations d’Européens. 

En avril 61, le Putsch des Généraux échoue mais commence alors un an de violence de l’OAS.

La photo, forcément un moment ponctuel sans connaissance de l’avant, de l’après ou du hors-champ, montre des hommes bien habillés qui circulent en ville quand, au sol, un homme, vraisemblablement algérien, peut-être communiste, est mort. Ces hommes sont arrivés après coup et regardent le corps. De nombreux attentats avaient lieu à partir d’un scooter, le tireur à l’arrière faisant feu et le conducteur le faisant disparaître. On voit ici la non sensibilité, la nonchalance des badauds, certains continuent de fumer comme si ce type d’attentat était devenu une habitude. Cette photo, Européens debout et Algérien au sol, peut apparaître comme une métaphore de la domination coloniale en situation urbaine. 

La deuxième photo, les immeubles des années 1950 présentés sur le document de l’INA, signale la modernité urbaine. Ces habitats sont devenus le repère de l’armée secrète (OAS)  et ce quartier a été bouclé.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caf90003029/bouclage-du-champ-de-manoeuvres-d-alger

 

Bryan Muller raconte, à partir d’un cliché pris le 7 juin 1968 à Rennes, les manifestations pro-gaullistes. À ce moment, chiffre exceptionnel, entre 20 et 25% de français sont en grève. Les gaullistes tentent, avec grand succès, une série de manifestations dans plusieurs villes de France. Cette photo montre un affrontement militant en direct : les gaullistes, qui gagnent par ailleurs et sont ici en train de faire une cérémonie, sont attaqués par environ 500 gauchistes. Cette situation, où les Gaullistes sont en échec,  ne se produit qu’à Rennes. 

Les sociétés s’inscrivent dans l’ espace. De quelle manière la violence utilise-t-elle l’espace urbain ? 

Maëliss Nouvel : Les lacunes documentaires sont nombreuses pour le médiéviste. Globalement, les plaintes sexuelles n’ont pas été conservées donc les comparaisons sont difficiles. Cependant, à la cour des ducs de Bourgogne, deux plaintes par an sont recensées. Seules 10 % des agressions se déroulent dans les rues mais plus de 80% des tentatives d’agression débutent au domicile des plaignantes. Les agresseurs ont peur d’être reconnus dans leur quartier. En effet, ils savent qu’il existe un réflexe de protection communautaire et qu’ils peuvent être retrouvés, c’est pourquoi ils déracinent la victime de son quartier. Quand ils le peuvent, les voisins témoignent en nombre face à ces hommes qui sont de passage car non parisiens. C’est aussi un réflexe d’appartenance contre l’autre. 

Karl Zimmer : Dans la première partie du XIXe siècle, la frontière ville-campagne n’est pas pertinente. Les populations circulent. Les campagnes voisines alimentent les espaces de contestation. Les émeutes se déroulent également dans les localités rurales proches du Mans. La place de femmes marque la différence ville-campagne. Les femmes nommées dans les procès liés aux troubles sont, dans les campagnes, très nombreuses mais invisibles en ville alors qu’elles étaient présentes, en quantité égale, dans les deux espaces. Dans la ville, pour les magistrats en charge des procès, il vaut mieux, pour faire « sérieux », interpeller  les hommes et non les femmes. Dans les communautés rurales, on signale les femmes et les peines sont moins importantes. La justice joue sur le genre. Les émeutiers n’ont pas de lien professionnel : ils sont tisserands, ouvriers du bâtiment etc… L’âge des émeutiers, en revanche, est commun, ce sont de très jeunes hommes souvent voisins. Les espaces communautaires fonctionnent donc dans le déroulement des émeutes. 

Thierry Guillopé : La violence va homogénéiser les quartiers. Ces territoires vont devenir radicalement algériens ou bien européens et, par conséquent, la ségrégation raciale s’y accroît. La ligne de séparation se renforce. La ligne de front peut même passer au sein d’un immeuble où les expulsions se mettent alors en place. Mais, d’un quartier à l’autre, des différences apparaissent. Il y a une identification au quartier. L’extension des violences est visible notamment avec l’augmentation du nombre de scooters très utilisés pour commettre des assassinats par l’OAS : on attaque le quartier ennemi et on s’enfuit rapidement. 

Bryan Muller : La violence des années 60 est très intense. En 1972, dans une commune de 6000 habitants, un militant gaulliste tue un communiste. Dans ces communes rurales du Nord contrôlées par le parti communiste, les quelques militants gaullistes sont agressés régulièrement par les communistes. C’est donc un climat de violence forte. Jean Valmet est très frustré et passe à l’acte. Il prend trois ans ferme. 

L’espace restreint génère une violence grave : les homicides se déroulent tous dans des villages ruraux. 

Ces quatre situations ont démontré les différentes formes prises par la violence en ville.