Le conseil scientifique du FIG 2023 a eu l’excellente idée d’évoquer dans ses « Urgences », celle du déménagement pour « urgence climatique » d’une des plus grandes métropoles de la planète, Jakarta, la capitale de l’Indonésie. Des déménagements de capitales ont déjà eu lieu dans un passé récent, mais c’est une première pour des raisons environnementalesLe cas de la capitale du Belize détruite par un tremblement de terre en 1970 et remplacée par une nouvelle ville construite hors de la zone sismique peut être toutefois considéré comme un premier exemple lié à un cataclysme naturel. Reste à savoir si ce déménagement est justifié et s’il ne pose pas plus de problèmes qu’il est censé en résoudre…
Déménager la capitale : une ou plutôt des urgences ?
L’indonésie ? Un géant silencieux face à l’Inde et la Chine, tandis que Jakarta (10M d’habitants et 30M pour l’agglomération) est la ville vouée à être la plus peuplée au monde en 2050.
Le site est un « gruyère alluvial » avec 13 cours d’eau sur 40km de large, dans lequel la ville s’enfonce.
Le déménagement est décidé et en route.
Site et situation
La question des inondations est récurrente depuis la fin du XIXe siècle. Alors, pourquoi déménager puisque des progrès technologiques importants ont permis l’amélioration des équipements ?
La réponse est liée à des éléments naturels, comme toujours accentuées par les comportements humains.
Les inondations maritimes
Effet du modernisme urbain, la ville s’imperméabilise. Effet du milieu aquatique naturel et du pompage des nappes phréatiques, la ville s’enfonce, avec une subsidenceUne étude publiée en mars 2021 dans la revue Science recense plus de 200 régions menacées par l’affaissement des sols dans 34 pays, et estime que ce phénomène affectera 635 millions de personnes d’ici à 2040, soit 19 % de la population mondiale. plus importante qu’à Mexico – 5 m en 50 ans- accentuée par des habitations sans fondations et des constructions lourdes (buildings).
La métropole connait régulièrement des remontées d’eaux saumâtres, dues au manque de captages dans les quartiers. Les seuls importants sont le fait de captages en profondeur effectués par les sociétés immobilières construisant les buildings. avec entrée d’eaux salines dans la nappe phréatique profonde.
Des pollutions
Véhicules et secteurs énergétiques (une dizaine de centrales à charbon dans un rayon de 30 km) font de Jakarta la ville la plus polluée du monde en août-septembre, ce qui oblige les fonctionnaires à télétravailler pendant ces 2 mois.
Des enjeux politiques plus profonds
Depuis l’indépendance, l’Indonésie a connu une difficulté propre aux jeunes nations à décider d’une capitale. Jakarta, c’est l’ancienne Batavia des Hollandais sur l’île de Java, carrefour historique de la navigation et des échanges. Conséquence, l’île concentre sur 7% du territoire 60% de la population et l’une des densités les plus fortes du monde. Java peut-elle continuer à décider pour tout l’archipel indonésien ? Aller à Bornéo, avec une densité de 1 à 11 hab/km2
C’est donc aussi un acte géopolitique fort, non dénué d’arguments anti-coloniaux envers une colonisation hollandaise et aussi une « colonisation javanaise ». Et puis d’autres pays, jeunes et émergents, l’ont fait…
« Un géant silencieux », D. van Reybrouck (2022)
L’indonésie ne manque pas d’atouts à faire valoir avec 240 M d’habitants, le 16e PIB mondial (le 1er de l’Asie du Sud-Est) et une croissance qui se maintient à plus de 6% par an. Il est par ailleurs le 1er pays musulman du monde et bénéficie d’une vraie stabilité politique depuis que le pays est sorti de la dictature de Sueharno. Or ces performances sont rarement mises en avant par le pays lui-même qui fait peu parler de lui sur la scène internationale.
Jakarta, Jabodetabek
La prise en compte politique de l’urgence
Le projet Nusantara : déménager quoi… et où ?
L’annonce de la création d’une nouvelle capitale a été annoncée en novembre 2019 et approuvée en décembre 2021 par le parlement indonésien, avec un budget de 33 milliards de USD et une inauguration prévue le 17 août 2024, soit le jour de l’indépendance indonésienne…
On déménage à 2000 km, sur la côte Est de Bornéo entre Oil City et Samarinda, là où sera érigée Nusantara – « L’archipel » en indonésien.
La 1ère phase : déménager fonctionnaires et services publics pour une ouverture prévue en 2040.
Quel modèle urbain, smart, green, connected city?
Ce ne sera pas une nouvelle Brasilia, mais plutôt une Smart & Connected City dans laquelle il s’agira d’attirer sur un territoire grand comme 24 fois Paris les talents du monde entier, ainsi qu’un Green City, comme il se doit pour un projet du XXIe siècle. Rappelons toutefois que l’indonésie est pour l’instant dépendante à 100% des énergies fossiles…
Au total, un méga projet urbain avec un nouvel idéal « soutenable ». En son temps, Brasilia se présentait comme un nouvel idéal architectural et social avec Oscar Niemeyer…
Enjeux géopolitiques et émergence
L’indonésie, nous l’avons vu, fait aujourd’hui partie des « émergents » avec le 16e PIB mondial, et est membre d’un G20 qui bouscule l’ancienne domination économique occidentale. La banque Standard Chartered affirme que le « dragon » indonésien figurerait en 2030 parmi les six plus grandes économies du monde. L’Institut Global Mckinsey estime, quant à elle, que l’archipel asiatique aura la septième plus grande économie du monde, dépassant tous les pays européens, notamment l’Allemagne et la Grande-BretagneSource : « Perspective Monde » https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse/1458. Le « Géant endormi » n’en revendique pas moins à ce titre une modernité en terme de développement qui va l’amener à penser l’intérêt d’une nouvelle capitale, vitrine des meilleurs savoir-faire urbains actuels.
Mais quid de Jakarta et de ceux qui y resteront ?
Les urgences qui restent pour Jakarta : ce que le déménagement ne résout pas
Des risques qui se maintiennent, et un modèle urbain qui ne change pas
Circuler aujourd’hui dans Jakarta , c’est passer 60% de son temps journalier en circulation, avec un trafic automobile qui augmente et un état des transports publics déplorable. Le gouvernement estime que les embouteillages monstres qui peuvent paralyser la circulation pendant des heures font perdre des milliards de dollars à l’économie du pays.« Les modes de transports sont très peu efficaces, avec des trajets longs et épuisants, qui font baisser la productivité des gens », explique Djoko Setijowarno, un analyste des transports. Le président indonésien a déclaré qu’il concevait la nouvelle capitale comme une ville moderne où tout un chacun pourra se déplacer à vélo ou à pied entre des lieux proches les uns des autresSource : Géo magazine https://www.geo.fr/environnement/pourquoi-lindonesie-veut-elle-relocaliser-sa-capitale-dans-les-forets-de-borneo-213145
Le projet « Grand Garuda » et ses limites : l’aménagement du front d’eau comme réponse au risque
L’ingénierie – mondialement reconnue – des (anciens colons) hollandais est invitée à sauver la métropole, au moins ses quartiers nord les plus exposés à la montée des eaux avec le projet « Grand Garuda » dont le nom désigne l’aigle emblématique du pays et qui doit servir de modèle esthétique à l’aménagement d’une énorme digue de 35 km de long et coûtant près de 40 milliards de USD.
Débuté en 2014, ce projet titanesque ne se terminera finalement pas et l’argent ira à la nouvelle capitale.
Une capitale modèle, vraiment ?
Si l’on revient un instant sur le projet Brasilia et son pari architectural et social, on peut s’interroger sur sa réussite en matière de « ville sociale ». En sera-t-il de même pour celui de Nusantara ?
Un lieu qui interroge autant qu’il séduit
Recentrer l’Indonésie
Le choix de la côte Est de KalimantanBornéo est une vaste île située dans l’archipel malais, en Asie du Sud-Est. Elle est partagée par les États malais de Sabah et de Sarawak, Kalimantan, la partie indonésienne, et le petit État du Brunei. s’explique par sa très faible densité, ainsi que le choix de soulager la très forte densité de population sur Java.
On a vu néanmoins que la perspective de décentrer la capitale vers le nord de l’archipel procédait d’une vision « décolonialiste » envers le sud qui avait au moins depuis les Hollandais polarisé la vie de l’archipel.
Construire une ville verte en détruisant un environnement naturel ?
La forêt qui couvre Kalimantan n’est certes pas une forêt primaire, mais ce sont des arbres et elle est le sanctuaire des Orang-Outangs. La déforestation ne sera pas anodine, sans compter les questions socio-spatiales vis à vis des populations locales, menées sans réelle transparence.
Par ailleurs, il y a fort à parier que si la ville sera bien dédiée aux mobilités « douces », il faudra d’incessants trajets en avion entre l’ancienne capitale et la nouvelle, celle-là restant pour longtemps le poumon économique du pays.
Cette image de ville verte plaira bien entendu aux investisseurs et urbanisme de type Singapour.
Un autre projet de déménagement de capitale actuel : le cas du Caire
François Gemenne, spécialiste de la gouvernance du climat et des migrations, directeur de l’observatoire UGO à l’université de Liège et invité du FIG, explique que les raisons sont liées à des modèles urbains avec une forte légitimation par le changement climatique. Mais implanter une ville nouvelle sans déforester une des forêts les plus riche en diversité de la Terre paraît difficile.
Et puis, c’est oublier qu’on a besoin d’autres sortes de ressources, alors que le pays est quasiment entièrement dépendant des ressources fossiles. Enfin le modèle de croissance n’est pas questionné.
2045 est relativement loin. Les problèmes de vie quotidienne sont à Jakarta. Et tout le monde ne déménagera pas.
S’il y a moins de moyens ou un ralentissement depuis le covid, le président Joko Widodo qui ne pourra être réelu tient néanmoins le calendrier.
Pas de réaction internationale ?
Les ONG alertent sur la déforestation, mais prétendre défendre une forêt primaire, ce qui est discutable.
Vers une pression démographique encore forte ?
L’Indonésie a achevé sa transition démographique avec une fécondité légèrement inférieure à 2 enfants par femme en âge de procréer.
Il est prévu l’installation de 200 000 habitants sur 2024-26, le but n’est pas de recréer une énorme ville.
Quels ont été les impacts de la colonisation hollandaise et jouent-ils un rôle dans cette nouvelle transmigration ?
La colonisation du XVIIIe s’est faite par la VOC, d’où Batavia sur Java. Or, à part Java et Sumatra, il y eut peu de présence coloniale, la VOC ayant eu pour fonction première d’assurer le monopole des livraisons commerciales de produits tropicaux des Indes orientales vers la métropole.
L’Indonésie finance comment les 33 milliards du projet ?
Le projet est à 100% indonésien ; il vise ensuite à faire venir des investisseurs de l’Asie et du monde entier.
Et un grand merci à Mme Dietrich pour son diaporama et sa relecture !
Professeur (retraité), Porte-parole des Clionautes Membre du Comité éditorial des Clionautes pour les questions climatiques, géopolitiques et numériques Auditeur IHEDN AR8 Dauphiné-Savoie et co-référent des Clionautes pour les partenariats avec les festivals de géopolitique en France. Chargé de cours en MEEF2 à l’université de Tours pour les questions numériques dans l’école.
L’association organise en 2024-2025 un nouveau cycle de conférences pour l’agrégation interne d’histoire-géographie. Vous y trouverez des contenus méthodologiques, des conférences de spécialistes, des témoignages d’anciens lauréats, etc..