Après le bain médiatique lénifiant empreint de nostalgie dans lequel nous a plongé la mort de Jacques Chirac, voici que, tel une douche froide, le discours d’Éric Zemmour, prononcé à Paris le 28 septembre 2019 en ouverture de la convention de la droite, nous a brutalement ramené aux tristes réalités d’un pays divisé par de profonds clivages idéologiques. Selon son style habituel, l’auteur n’est pas avare de références historiques et culturelles en tous genres. Et comme c’est un peu notre métier, il nous a semblé qu’il était de bonne guerre de tenter d’en faire une analyse critique avec les méthodes que nous ont enseignées nos maîtres et que nous nous efforçons en retour de transmettre à nos élèves. Les Clionautes, association regroupant 2000 adhérents dont la plupart sont ou ont été professeurs d’histoire-géographie, inscrivent leur action dans le cadre du respect des lois et des valeurs de la République et il est de notre devoir de réagir quand celles-ci sont attaquées de manière aussi frontale et brutale.
Au delà des saillies d’Éric Zemmour qui fait exploser l’applaudimètre en abordant la terrible menace qui plane sur le mâle blanc hétérosexuel, une de ses obsessions récurrente, le polémiste du pays réel en reprise de Charles Maurras a transformé la haine du juif de ses devanciers, Édouard Drumont et Léon Daudet, en haine du noir et du basané, criminel par nature et partisan du Djihad. On s’interrogera néanmoins sur cette obsession de la réhabilitation du régime de Vichy que l’on cherche à dédouaner de ses nombreuses fautes. Pour la Cliothèque François Delpla en détricote les ressorts.
À quelles sollicitations répond-il ainsi ? En cherchant dans l’histoire des années 40 à tordre le cou à la recherche en reprenant des thèses dont la faiblesse a été mainte fois démontrée, il n’ouvre pas un débat avec les historiens, il les voue aux gémonies et il n’hésiterait sans doute pas à conduire ses partisans à brûler leurs livres. Il envoie tout simplement un signal fort à tout ce que la France compte de « réactionnaires Cela explique la référence dans le titre au Grand Retour, avec les majuscules comme pour le Grand Remplacement », à ne pas confondre avec les conservateurs. Et en entretenant un discours de peur, comme un pyromane, il attise sciemment des haines d’autant plus violentes qu’il connaît le lien entre les difficultés économiques et la recherche de solutions simplistes dont les attitudes extrémistes sont l’aboutissement. Et cette réflexion est bien celle que les historiens doivent conduire mais aussi, et surtout, expliquer sans relâche.
Eric Zemmour, un tribun néophyte à la convention de la droite
La convention de la droite organisée par Marion Maréchal a mis à l’honneur Éric Zemmour, chargé de prononcer le discours d’ouverture. Pendant plus de 30 minutes, le célèbre polémiste a eu le loisir de développer ses idées politiques et de dessiner sa vision du monde, sans être interrompu, sauf de temps à autre par quelques salves d’applaudissements. La place accordée à Eric Zemmour qui n’est pas un homme politique au sens strict du terme s’explique aisément. Les stratèges de l’extrême droite qui ont assimilé les thèses gramsciennes depuis longtemps savent que la clé de la conquête du pouvoir passe par le combat culturel mené sur le terrain des idées et des valeurs. Or, il n’existe pas de nos jours en France de personnalité d’extrême droite aussi médiatique que M. Zemmour. Chroniqueur “multi-cartes”, invité régulier des plateaux télés, des studios de radio, auteur d’essais qui sont à chaque fois des best sellers, on ne pouvait trouver meilleure caisse de résonnance sur le marché! Si l’on en juge par l’impact médiatique du discours depuis une semaine, on peut estimer que les vœux des organisateurs ont été comblés au delà de leurs espérances.
Deux mots sur la forme. Éric Zemmour, d’ordinaire si à l’aise devant un micro, s’est révélé piètre orateur. Les mains crispés sur le pupitre, les yeux rivés sur son texte, il a lu plus que prononcé un discours. Mais après tout, ce n’est pas son métier et on ne s’improvise pas tribun populiste du jour au lendemain… Si la forme nous a quelque peu déçus, le fond en revanche a comblé toutes nos attentes…
Eric Zemmour, la haine du présent d’un contre-révolutionnaire.
Ce qui frappe chez Zemmour de prime abord, c’est son rejet du monde dans lequel il vit ; non pas critique, mais bien rejet, haine des évolutions du temps présent. Ce qui est d’autant plus curieux car que c’est justement le monde tel qu’il est qui lui assure cette notoriété et cette réussite sociale exceptionnelle. Plus que réactionnaire, Éric Zemmour est au fond un héritier de la pensée contre-révolutionnaire. Il aime montrer sa culture, il est passé maître dans l’usage des citations d’auteurs utilisés comme argument d’autorité et le fait que Joseph de Maistre soit le premier auteur à être cité n’est évidemment pas anodin…
Car la Révolution française est bien sûr la source de tous les maux. Chez Zemmour, cet événement majeur de l’histoire est systématiquement réduit à l’épisode de la Terreur et dont les seuls acteurs sont Robespierre et Saint-Just. Elle est la matrice du totalitarisme, “ cette sublime révolution française qui a donné la Terreur et ces lendemains qui chantent communistes qui ont donné le goulag”. La Révolution française a porté sur les fonts baptismaux “l’idéologie droit-de-l’hommiste” et inventé “la religion du progrès, un millénarisme qui fait de l’individu un dieu et de ses volontés jusqu’au caprice un droit divin et sacré”. Et c’est de là que viennent tous nos malheurs actuels… Non, ce n’est pas du Joseph de Maistre, c’est du Zemmour.
De même, les combats des femmes pour l’égalité et le respect sont réduits au débat sur la PMA, ce qui lui vaut bien sûr quelques applaudissements dans le public. Le mot “féminicide” est traité avec ironie, comme si la question importante était le néologisme et non pas la réalité morbide que ce terme recouvre… Mais ce qu’ils reprochent surtout aux féministes, c’est de vouloir interdire au mâle “blanc hétérosexuel” (…) “les comportements les plus naturels de la virilité depuis la nuit des temps”. Autrement dit, au nom de l’égalité et de la liberté, ces féministes extrémistes prétendent nous priver d’un droit naturel, le droit du mâle à culbuter la gueuse à sa convenance. Quelle décadence !
Eric Zemmour accorde une place importante à la crise multiforme que traverse la République. Dans une vision typiquement maurassienne, il oppose le pays réel au pays légal, les élites et le peuple français. Notre République est en réalité une “dictature” mais “nos maîtres ont eu l’habileté de conserver les formes de la démocratie pour mieux les vider de l’intérieur”. Au service de cette dictature qui ne dit pas son nom, la justice bien sûr! “ Ces juges, conditionnés par la propagande de gauche dès l’école de la magistrature” et qui “servent de bras armés pour racketter les dissidents et terroriser la majorité”.
Les médias surtout : “un vaste appareil de propagande qui réunit la télévision, la radio, le cinéma, la publicité, sans oublier les chiens de garde d’internet”, faisant “passer Goebbels pour un modeste artisan et Joseph Staline pour un artisan timoré”. Cet extrait est incontestablement le grand moment d’humour (involontaire) du discours! Ce monsieur qui a eu son rond de serviette sur une grande chaîne publique pendant des années, qui a table ouverte dans les radios périphériques et qui prend son petit déjeuner au Figaro, est la parfaite créature de cet univers médiatique qu’il vomit. Zemmour est, à tout prendre, moralement pire qu’un chien de garde qui, lui au moins, reste fidèle; Zemmour est un chien qui mord la main du maître qui le nourrit. Quand aux chiens de garde d’internet, ma foi, ils se font vieux et ils n’empêchent guère les sites d’extrême droite (Riposte laïque, le Salon beige, Boulevard Voltaire etc…) de s’exprimer ni les trolls de la faschosphère de troller…
Mais comment redonner au peuple, au pays réel, son pouvoir souverain? Comment redonner à ce vieux peuple “d’hommes blancs hétérosexuels catholiques” la maîtrise de son destin? Ce n’est pas très compliqué et Éric a la solution : “ nous devons nous affranchir de la religion des droits de l’homme”. Dit autrement, pour restaurer la république démocratique, il suffit d’abolir les principes fondamentaux sur laquelle elle est fondée depuis deux siècles. Ensuite, aller de l’avant et jeter dans les poubelles de l’histoire “ ce vieux langage républicain désuet”, car “ valeurs républicaines, Etat de droit, tout cela ne veut plus rien dire”. Ces arguments nous sont familiers quand nous étudions avec nos élèves les idéologies anti-démocratiques de l’entre-deux guerres…
Choc des civilisations et grand Remplacement…
Eric Zemmour est hanté par une angoisse, une peur ; celle de la mort, de l’anéantissement. Pas la sienne, mais celle “de l’homme blanc hétérosexuel catholique” menacé par “une guerre d’extermination”. Cette peur découle d’une certaine vision du monde : l’humanité n’est pas la somme d’individus plus ou moins autonomes, elle n’est pas non plus universelle. Elle est constituée de groupes distincts – de races, bien qu’il n’emploie pas le mot -, de civilisations occupant chacune une portion de l’œkoumène. Dans cette optique, les français de souche, même athées, même “bouffeurs de curé”, n’en demeurent pas moins des “hommes blancs catholiques”.En face, l’islam menaçant! On reconnaîtra ici sans peine la thèse du “choc des civilisations” développée il y a une vingtaine d’années par le politologue américain Samuel Huntington, dont la pensée était tout de même un peu plus complexe et subtile que celle de notre orateur. Dans une optique plus historique, comparer l’imaginaire de Zemmour avec celui des nazis analysé par des auteurs tels que Johann Chapoutot ou Christian Ingrao serait sans doute éclairant, mais cela nous emmènerait trop loin dans le cadre limité de cet article.
Parmi les phobies d’Eric Zemmour (les féministes etc..), celle de l’islam, étroitement liée à la question de l’immigration et des banlieues, est la plus présente et récurrente. Si la question de l’islam, de l’immigration et des banlieues ne sont pour lui que les différentes facettes d’un même problème, c’est bien l’islam qui en est le cœur : “tous nos problèmes sont aggravés par l’immigration (…) Et tous nos problèmes aggravés par l’immigration sont aggravés par l’islam.” Quoiqu’il s’en défende, pour ce docteur Knock de la politique, la source de tous nos maux est toujours la même : l’islam, l’islam, l’islam, vous dis-je! Fait révélateur, à aucun moment, l’orateur n’emploie le mot “musulman”. Ainsi, les banlieues n’abritent pas des communautés de citoyens musulmans qui vivent au côté d’autres communautés non musulmanes; ce sont “des Républiques islamiques en herbe”. “Les viols, vols, les trafics” sont de même nature que les attentats terroristes : ce ne sont que des manifestations du “Djihad partout et le djihad pour tous et par tous”! De même, la poussée migratoire africaine n’a qu’un seul “drapeau tout trouvé : l’islam”. Les immigrés africains qui viennent de dizaines de pays sont tous des musulmans salafistes, c’est bien connu…
Cette tendance à réduire des problèmes complexes et des millions d’individus à un concept, une idéologie a conduit Eric Zemmour à affirmer, sans doute avec bonne foi, en d’autres moments et en d’autres lieux, qu’il n’attaquait jamais les personnes. C’est vrai! Car en réalité, il nie ou ignore leur existence en tant que personnes en chair et en os, avec des identités multiples et plurielles, des aspirations distinctes. Cette essentialisation de la population des banlieues d’origine étrangère est une forme d’entreprise de déshumanisation et l’on connaît bien, en histoire, à quels drames humains peuvent conduire ces constructions intellectuelles qui consistent à séparer une population entre un “eux” et un “nous”.
Eric Zemmour , à l’instar de Marion Maréchal, adhère à la théorie fumeuse du “grand remplacement” forgée par Renaud Camus qu’il nomme de façon élogieuse dans son discours. Dans cette logique, il appelle les français à résister à “l’invasion, la colonisation, l’occupation” , et son discours abonde de références guerrières. Pour étayer sa démonstration, Il cite des projections démographiques, que nous utilisons nous-mêmes dans nos classes, en les présentant comme des vérités absolues, alors qu’elles ne sont justement que des hypothèses.
Car c’est bien là tout le problème que ce type de discours pose. Il s’agit de surinterpréter de façon outrancière le moindre événement, la plus hypothétique projection, pour créer un réflexe de peur chez celui qui ne demande qu’à être convaincu.
À propos de l’immigration, qu’il présente évidemment comme une « invasion », il présente la vitalité démographique du continent africain comme une submersion. C’est oublier tout simplement, et là nous pouvons parler de certitudes scientifiques, que jamais cette prévision ne s’est réalisée.
Lorsqu’une population immigrée s’installe ailleurs, elle adopte rapidement, au bout de la première ou de la deuxième génération, les comportements démographiques de la société d’accueil. Cela a été le cas avec des générations d’espagnols et d’italiens, de belges de Flandres ou de polonais au XIXe et au XXe siècle. Cela est également le cas des populations venues du Maghreb à partir des années 60.
Les réflexions d’Eric Zemmour ne se limitent pas à agiter le danger de la submersion venue d’Afrique. Car ceux qu’il appelle « les Noirs », qui composent avec les Arabes « la majorité des délinquants et des trafiquants «Le 6 mars 2010, Eric Zemmour, déclarait dans l’émission Salut les Terriens, présentée par Thierry Ardisson sur Canal + Les Français issus de l’immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes… C’est un fait. » », viennent également des Antilles. Mais faut-il rappeler à cet individu que ces populations noires de la France ultra marine étaient françaises avant lui ?
Faut-il aussi rappeler au descendant de ces juifs d’Afrique du Nord, et plus précisément d’Algérie, que lorsque le gouvernement de Vichy a cherché à appliquer les lois antijuives sur ce territoire colonial, c’est le sultan du Maroc qui a pu accorder à certains d’entre eux sa protection ?
Zemmour diffuseur de pensées nauséabondes
Une phrase est particulièrement inquiétante : “les jeunes français vont-ils accepter de vivre en minorité sur la terre de leurs ancêtres? Si oui, ils méritent leur colonisation. Si non, ils devront se battre pour leur libération. Mais comment se battre? Où se battre? Sur quoi se battre?” Appelle-t-il à la guerre civile, à la guerre des races? Quel impact ce genre de propos peut-il avoir sur un esprit faible, cherchant à donner un sens à sa vie? Quand on sème la haine, on ne sait jamais ce qu’on récoltera… Certains des événements qui ont eu lieu en Nouvelle-Zélande comme aux États-Unis, plus loin dans le temps en Norvège, devraient nous interpeller.
Le 28 septembre 2019, Eric Zemmour fut donc l’invité de choix de la convention de la droite. En réalité, cette opération de séduction d’une partie de l’électorat de droite fut bien une convention de l’extrême droite. L’analyse du discours en fournit une preuve incontestable. Il a donné lieu à une multitude de réactions dans les médias. Il nous appartient comme historiens, comme praticiens de cette discipline scientifique et de formation de décoder ce discours, de le présenter pour ce qu’il est clairement : une réminiscence de ce « venin dans la plume », dont parle Gérard Noiriel dans son dernier ouvrage, de la pensée de ces polémistes antidreyfusards et antisémites, dont Édouard Drumont, dans la continuité de Gobineau, a été le porte-drapeau. Il ne lui manque plus, à l’exemple de son devancier, l’auteur de « la France juive », qui avait pu ensuite éditer le journal antisémite « la libre Parole », qu’à faire de même. « La France musulmane » a déjà trouvé son rédacteur en chef ! Mais est-ce vraiment utile ? La complaisance des directions de certaines chaînes d’information en continu, en recherche d’audimat, a déjà fourni à Eric Zemmour les supports médiatiques appropriés pour y diffuser ses pensées nauséabondes.
Gilles Legroux – Bruno Modica